Frigyes Karinthy : "Images
animées"
divine providence
-
Vous ne pouvez pas
être confiant et optimiste si vous ne croyez pas en la divine providence
et si vous appelez hasard le miracle – dit le saint homme. –
C’est seulement celui qui a beaucoup vécu, qui a traversé
des épreuves, qui sait ce que cela signifie dans les minutes
décisives, quand il s’agit de la vie ou de la mort, la survenue de
ce hasard qui résout la situation, alors que tout semblait perdu…
À votre santé.
Le saint homme sirota avec
modération son eau-de-vie d’abricot.
- Racontez-nous, mon père
– l’encourageai-je, me doutant bien que nous allions assister
à quelque aventure africaine.
Après une courte méditation,
il se lança résolument.
- Cela s’est passé sur la
rive du Zambèze, dans la forêt vierge… Je m’étais éloigné
des autres chasseurs, j’errais seul entre les lianes
enchevêtrées… Brusquement un violent cri de guerre
transperça le redoutable silence, et l’instant suivant un gorille
demi nu, ensauvagé et dépourvu de tout sentiment humain, surgit
entre les arbres, claquant des mâchoires dans ma direction, et triturant
sa longue barbe dans sa fureur… Il était sur le point de se jeter
sur moi lorsque le sifflement strident d’une flèche fendit
l’air, perçant en plein cœur la trompe de
l’orang-outang enragé et gesticulant … À la suite de
l’orang-outang des nègres peinturlurés de rouge surgirent
de la forêt et se lancèrent à ma poursuite. Je
réussis à m’échapper, je me suis blotti dans les roseaux,
mais à ce moment toute la forêt prit feu sous l’effet de
l’insupportable chaleur… Je dus fuir, un seul sentier était
praticable, et derrière moi ces Mongols en furie et la forêt en
flammes… Le sentier conduisait à la rive du Niger comme je vous
l’ai déjà dit. J’étais presque sûr de me
trouver en sécurité si j’arrivais à traverser le
fleuve à la nage… Car faire demi-tour signifiait aller à
une mort certaine… Hélas traverser n’était pas
possible. Dès que je me suis jeté dans les flots, neuf crocodiles
m’entourèrent avec des clapotements épouvantables, me
coupant le chemin du salut… Un pas de plus et ils me
dévorent…
- Et alors ? –
pressâmes-nous le saint homme, en remplissant son verre.
- Alors ? – se demanda-t-il
aussi à lui-même, comme étonné d’être
sorti d’un tel traquenard.
Nous devînmes plus exigeants.
- Et alors ?
- C’est alors –
l’homme sage éleva la voix – c’est alors
qu’intervint la divine providence.
- Peut-être un gypaète
barbu ?...
- Pas du tout ! Dieu n’a
pas besoin de telles solutions artificielles. À la dernière
seconde, lorsque les crocodiles allaient ouvrir leur gueule béante, il
s’avéra…
- Il s’avéra ?
- Il s’avéra que rien
n’est arrivé de tout ce que je vous ai raconté. C’est
ainsi que je me suis sauvé de cette situation infernale, grâce
à la sagesse insondable du Seigneur.