Frigyes Karinthy : "Images
animées"
Vomi-sur-Danube, le 4 septembre
Indubitablement la
"famille volante"[1], qui a attiré sur elle il y a
quelques mois l’attention de tout le monde cultivé, pour son
exploit sportif, pouvait légitimement prétendre aux colonnes de
la presse européenne et américaine, néanmoins nous pensons
pouvoir rendre compte ici même d’une autre entreprise tout aussi
sensationnelle : elle s’est passée dans le local du bureau de
postes du petit port de vacances de Vomi-sur-Danube, où
l’élite des vacanciers est tenue dans la plus grande excitation
par l’expérience téméraire de l’employé
de bureau en vacances Ágoston Lendetté et sa famille.
À huit heures du matin donc, Ágoston Lendetté,
accompagné de sa femme et de ses trois enfants, fit apparition sur la
plage, ce qui a d’autant plus surpris le rare public de cette fin de
saison que tout le monde savait que la famille Lendetté
avait bouclé ses bagages la veille au soir dans le but clairement
établi de se réinstaller chez eux à la capitale, les
vacances terminées. Le mystère fut rapidement dissipé par
la bonne à tout faire Zsuzsánna Sansgage, qui poussait sur un diable vers la rive du Danube
trois coffres d’affaires d’été emballées,
là elle a tout déposé, directement à la limite de
la plage, près de l’eau.
À la suite de cette scène, Ágoston Lendetté a
brièvement expliqué aux badauds rassemblés qu’il
comptait réaliser un vieux projet cher à son cœur :
nager en compagnie de sa famille, profiter du courant favorable du Danube, et
faire ainsi la distance considérable de Vomi-sur-Danube à
Budapest, ce qu’à sa connaissance, seuls quelques courageux
solitaires avaient réussi. C’est volontairement qu’il
n’avait pas signalé son entreprise aux fédérations
ni aux autorités, ni averti la presse, car il voulait que le public soit
mis au courant seulement après la pleine réussite de
l’exploit et de leur record mondial.
Ensuite vinrent diverses mesures comme la
détermination de la direction du vent. Le professeur Ágoston
Lendetté ayant plongé sa main quelques
instants dans l’eau du Danube constata avec satisfaction que la
température de l’eau ainsi que la force du courant étaient
convenables : par conséquent, si aucun changement n’intervenait,
ils pouvaient compter pendant tout le trajet sur un courant arrière.
À huit heures et demie exactement il
donna le signal et toute la famille se jeta à l’eau ; Zuzsánna Sansgage poussa
alors les trois coffres à leur suite. Une ficelle de chaque coffre
était nouée à la taille de chacun des trois enfants Lendetté. Zsuzsánna
elle-même prit place sur le dessus d’un des coffres.
Le courant emporta immédiatement la
compagnie qui prit ainsi le départ dans une ambiance des plus
allègre, prodiguant de grands signes vers l’arrière en
direction du public enthousiaste.
À neuf heures, quand
j’écris des lignes, ils ont déjà disparu de notre
horizon.
Mais alors arrivent tous à la fois
sur la plage ceux qui sont restés en arrière :
l’épicier, le boucher, le propriétaire de la maison
paysanne chez qui les Lendetté ont
logé. Ils sont venus déposer leur plainte auprès
d’un avocat également présent. Celui-ci se réserve
en fait le droit de représenter