Frigyes Karinthy : "Images
animées"
l’ÉlÉphant
Quel cauchemar !
Mais c’était bien fait pour
moi, pourquoi fallait-il converser de ces choses-là tout
l’après-midi. Il est vrai que j’avais plus ou moins promis
à mon ami B. de leur rendre visite en automne, à lui et sa
famille, en Somalie, face à Zanzibar, à trente kilomètres
de l’équateur, où il possède une bananeraie
florissante et quarante navires pour le transport des bananes, ce qui
n’est pas rien. Ma curiosité aiguisée était donc
parfaitement compréhensible : sur quels autres loisirs je pouvais
compter durant mon séjour africain ? C’est la question des
éléphants qui avait le plus excité mon imagination. Mon
ami B. m’avait dit qu’un troupeau d’éléphants
de soixante-dix à quatre-vingts têtes nous attend dans des
buissons épineux qui poussent non loin de la ville, il possède un
permis de chasse émanant des autorités : si cela me fait
plaisir il m’emmènera volontiers à un safari
d’éléphants, c’est son loisir d’automne favori.
Il m’a ensuite relaté quelques-unes de ses prouesses
périlleuses avec les éléphants. La leçon
qu’il en a tirée et que j’ai préférée,
et que d’ailleurs j’ai aussi lue dans Brehm[1], est que l’éléphant
est un animal très doux qui n’attaque jamais l’homme de
lui-même, mais si on cherche à l’abattre, on doit veiller
à réussir du premier coup, sinon ça tourne mal. La rancune
d’un éléphant blessé est tenace et obstinée
– il est capable d’abandonner troupeau et roseaux, et poursuivre
son attaquant sur des centaines de miles, calmement, inexorablement,
jusqu’à le rattraper. Il ne se hâte pas, il ne
s’énerve pas, il attend son heure, que le fugitif soit
exténué, il le talonne pendant des jours et des semaines s’il
faut, et quand il le rattrape, il l’expédie d’un seul coup.
J’ai dû avoir cela en
tête la veille avant de m’endormir, c’est cela qui
expliquerait que dans mon rêve je me trouvais en Somalie, aux
côtés de mon ami B., je chassais déjà les éléphants,
lorsqu’un magnifique spécimen, le chef du troupeau lui-même,
s’apprêtait à traverser le Zambèze à
gué ; sans réfléchir j’ai attrapé, mon
bon petit Lancaster, j’ai visé directement entre ses deux yeux et
j’ai tiré…
La suite du rêve fut confuse.
J’étais envahi tout au long par des images de toutes sortes, des villes
africaines, le Sahara, Tombouctou, des oasis, des pyramides et Monsieur Horcsik, mon professeur en terminale, sans aucune raison,
apparemment c’est lui qui gesticulait vers moi, assis sur le cou du
Sphinx, me rabrouant parce qu’une fois de plus je n’avais pas
préparé, et je n’avais pas bien touché
l’éléphant non plus, ça irait très mal pour
moi au conseil de classe.
J’ai fini par me rassurer, me disant
que le voyage en Afrique était du passé depuis longtemps avec
tous ces désagréments, je suis de nouveau chez moi à Pest
et je suis enchanté de toutes les célébrations auxquelles
j’ai droit en tant qu’explorateur africain et célèbre
chasseur d’éléphants. Et je suis assis au café Hadik[2] à ma table habituelle, je sirote
paisiblement mon café et je relate mes aventures, quand tout à
coup je suis abordé par Frici, le garçon, qui me souffle à
l’oreille, un peu gêné comme qui ne comprend pas :
« Monsieur le rédacteur, auriez-vous l’obligeance de
sortir une minute sur le trottoir devant le café, on vous demande… »,
et moi de répondre en élevant la
voix : « Qu’est-ce que ça veut dire qu’on me
demande ? Qui me demande ? Vous pourriez dire son nom !
Qu’il vienne lui-même ! Quelle mauvaise éducation, non
mais ! ». Frici hausse les épaules :
« S’il vous plaît, Monsieur le rédacteur, vous
feriez mieux d’y aller, c’est très désagréable
pour moi mais la personne… Euh… Ne peut vraiment pas entrer…
Il vaut mieux qu’elle n’entre pas… La surprise serait un peu
trop grande au café si elle entrait… ». Et moi de
sursauter, furieux : bon, je vais voir ça, et je sors devant le
café…
…Et devant le café, sur le
trottoir, directement à l’entrée de la porte tambour, se
tient, modestement mais fermement, un énorme
éléphant… Et moi je reste figé dans le tourniquet,
mais l’Éléphant me remarque, et il lève sa
trompe… Et il la recourbe comme un index… Et avec cet index il me
fait des signes réservés mais impératifs pour que je
m’approche, tout comme le professeur Horcsik en
terminale quand il m’a surpris à copier… Et il continue
doucement mais obstinément à me faire des signes…
Jusqu’à ce que je finisse par m’approcher, les yeux
baissés, à pas incertains… Et alors il m’apostrophe
sévèrement :
- Est-il permis de tirer sur le gentil
monsieur éléphant ? Hein ? Canaille ! Bien
sûr, tu croyais que je ne te rattraperais pas ! – Et
l’instant suivant il m’administre deux gifles, l’une à
gauche, l’autre à droite, avec sa trompe, et il fait demi-tour, et
à longs pas tranquilles il emprunte l’Avenue Miklós Horthy[3], dans la direction de l’Afrique,
comme qui a réglé ses affaires en Europe et ne se retourne
même pas pour constater que les clients sortent du café et
éclatent de rire à mes dépens.