Frigyes Karinthy : "Images
animées"
Mahlzeit et Zaturek
J’ai
récemment fait la connaissance à Budapest d’un charmant
confrère, un écrivain polonais ; c’est lui qui m’a
raconté cette histoire.
Son compatriote, nommé Zaturek, s’est rendu à Berlin
l’année dernière. Voyageur modeste, il s’est
cherché avant toute chose une pension polonaise, afin de se sentir chez
lui les soirs. Toute la journée il parcourait la ville, seul, les
musées et toute cette étrangeté dont la magie
n’était nullement diminuée mais plutôt
augmentée par le fait qu’il ne connaissait pas un traître
mot d’allemand, il était simplement condamné au commerce
primitif de Robinson et de Vendredi.
Pour déjeuner il se choisit une
petite taverne sympathique. De l’autre côté de la table
à deux couverts, un Allemand d’âge mûr au visage
avenant lui faisait face.
Ils mangèrent en silence.
L’Allemand acheva une minute avant lui, se leva, inclina
légèrement la tête et dit :
- Mahlzeit[1].
Notre Polonais se leva également,
pensant que si quelqu’un est aussi courtois et se présente dans un
restaurant public, il ne doit pas être en reste.
- Zaturek –
se présenta-t-il à son tour.
Le lendemain, à la même table,
il retrouva l’Allemand. Ils prirent gentiment leur repas, une minute
avant lui de nouveau l’Allemand se leva, inclina la tête et dit :
- Mahlzeit.
Zaturek fut un peu étonné, tiens,
pensa-t-il, cet Allemand a déjà oublié qu’ils se
sont présentés hier, à moins que ce ne soit la coutume ici
d’avoir à se présenter à chaque occasion ? À
tout hasard il s’y conforma, se leva de nouveau et réitéra
:
- Zaturek.
Cette même scène
s’étant renouvelée pour la troisième fois, le soir
parmi ses compatriotes, à la pension, il mit sur le tapis cette
étrange habitude allemande, et leur demanda si à leurs yeux
Monsieur Mahlzeit devait être
considéré comme un Allemand ordinaire et banal ou bien comme un
excentrique.
Bien sûr les autres rirent un bon
coup à ses dépens avant d’éclairer sa lanterne :
“Mahlzeit” n’est pas un nom mais un
mot de politesse comme bonjour ou bonsoir ; l’Allemand voulait tout
simplement manifester son souhait que le déjeuner lui fut salutaire.
Notre Polonais eut très honte de son
ignorance, il rougit à l’idée de ce que pouvait penser de
lui cet Allemand de culture indubitablement européenne.
Le lendemain midi il se présenta de
bonne heure au restaurant. L’Allemand était déjà
assis à sa place. Notre Polonais, tout excité, avala rapidement
son déjeuner, rivalisant délibérément avec
l’Allemand : il réussit en effet à terminer deux minutes
plus tôt. Alors il se leva, inclina la tête et déclara
victorieusement, impérieusement et aristocratiquement :
- Mahlzeit.
L’Allemand rougit
légèrement. Visiblement tout à la joie que ce Polonais
soit un homme si raffiné, qu’après une si courte
connaissance il l’honore de la politesse coutumière dans la langue
du pays. À la manière d’un bon Européen il voulut
immédiatement manifester que lui aussi il savait appliquer les
règles de la courtoisie internationale. Il se leva, s’inclina et
avec une prononciation supportable répéta dans un sourire le mot
bien appris :
- Zaturek.