Frigyes Karinthy : "Images animées"

 

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Le nÉpenthes

 

Mes proches savent à quel point je suis un amoureux de la nature – le Roman de la Réalité écrit par les savants et les amis de la nature depuis le début des temps m’intéresse plus que tout le reste.

À l’un d’entre eux j’ai récemment improvisé une petite conférence sur ce qu’on appelle les fleurs carnivores – il convient de savoir à leur sujet qu’elles attrapent des insectes, voire des petits reptiles dans leur calice poisseux, elles les mangent et elles les digèrent, c’est de cela qu’elles vivent.

Mon ami ne m’a pas oublié. Il s’est procuré Dieu sait où un splendide népenthes et m’en a fait cadeau pour mon anniversaire. Il faut savoir que cette fleur est l’un des carnivores les plus dangereux – parmi ses congénères carnassiers, elle occupe le même rang que le lion ou le tigre parmi les fauves. Vous pouvez imaginer ma joie.

Il est vrai que ma femme s’est fait quelques soucis quand elle a entendu parler de ce petit être vivant exotique. Elle l’a regardé avec des yeux soupçonneux, elle a fait des remarques : tout de même, considérons qu’il y a des enfants à la maison, ne serait-il pas plus prudent… Euh… De la garder dans un endroit fermé… Justement nous avons une petite cage à la maison…

J’ai cru comprendre dans ses allusions que ce n’était pas tellement la fleur qu’elle protégeait des enfants, mais plutôt les enfants de la fleur. Je l’ai rassurée : je n’avais entendu aucun cas de népenthes ayant attaqué des animaux adultes.

- Peut-être, ajoute-t-elle, on pourrait éventuellement lui appliquer une muselière…

- Ou alors, nous la mettons dehors devant la porte pour garder la maison, dis-je non sans un peu d’ironie, mais pour cela il faudrait la dompter. Qu’elle ne se contente pas de mordre, mais qu’elle aboie aussi si elle aperçoit un voleur.

Ça ne s’est pas fait, hélas.

Durant quelques jours le népenthes s’est comporté sagement. Apparemment il avait le ventre plein. Le troisième jour, songeant qu’il devait avoir faim, je lui ai offert un gros ver acheté au marché. Je l’ai placé dans sa bouche.

Le calice ne s’est pas refermé comme le mode d’emploi le prévoyait. Le ver a allègrement dégusté le bord des pétales, puis est sorti de la fleur.

Le lendemain je lui ai apporté un hanneton. Il l’a refusé. De même que le poisson cru.

J’ai supposé qu’il vivait depuis longtemps en captivité, cela l’avait rendu trop raffiné, il avait peut-être perdu l’habitude de manger cru. Le troisième jour je lui ai apporté de la sardine à l’huile. Il n’a même pas daigné cracher dessus.

J’ai tenté ma chance tour à tour avec une cuisse de poulet, de la viande hachée, du chou farci, de la viande à la transylvanienne, du bifteck saignant, de l’escalope viennoise, de la macreuse au vinaigre de raifort. Il n’y a pas touché.

Ça a duré des semaines, j’étais étonné qu’il soit encore en vie. Il avait plutôt bonne mine.

J’ai fini par le prendre en flagrant délit. Il se trouvait sur la table de la cuisine où on l’avait relégué le soir. Sa tête penchait, elle touchait au plat dans lequel se trouvaient des restes d’une salade de pommes de terre.

Je réchauffais un népenthes végétarien dans mon sein !

Je m’en suis détourné avec dégoût, et j’ai donné l’ordre de l’abattre, de le faire cuire et de le servir comme garniture au civet de lapin. S’il refuse de me manger, c’est moi qui le mangerai.

 

 Suite du recueil