Frigyes Karinthy : "Images animées"

 

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Dieu m’en garde

 

Je fouillais distraitement dans la cendre – une minuscule flamme s’élevait, j’ai fermé les yeux. L’instant suivant il se tenait devant moi. J’ai balbutié :

- Pardon… Que se passe-t-il ? Je ne vous ai pas entendu frapper.

- Inutile, répond-il. La porte était ouverte et je savais que vous m’attendiez.

- Qu’est-ce qui vous a fait penser cela ?

- Votre façon d’essayer de triturer la cendre… Je connais ces messieurs les poètes. Quand ils jouent avec la cendre, alors ils pensent à la précarité des choses. Monsieur Poe y pensait aussi dans ce vieux poème auquel vous avez bien voulu faire allusion.

- La cendre… La précarité… Edgar Poe… Nevermore[1] Mais, à qui ai-je l’honneur ?

- Je suis Phénix, dit-il en se rengorgeant.

- Le renaissant de ses cendres ! – criai-je effaré – c’est donc toi ! C’est donc toi mon Oiseau, le corbeau symbolique qui a rapporté le baume de Galaad[2] ?... Oh, dis… C’est la tempête que tu as dû fuir, chercher refuge et repos ici ?... Nevermore ?

- Cela dépend. Je ne connais pas la société Galaad, mais je doute que leurs conditions soient meilleures. En tout cas, quelles que soient les offres qu’ils vous auraient faites, écoutez les miennes. Payez-vous annuellement ? Non. Mensuellement ? Non. Hebdomadairement ?

- Cessez de répéter –ement, -ement, -ement… Cela m’endort…

- Pardon. Donc vous préférez payer journellement. La somme sera si ridiculement faible que vous ne le remarquerez même pas. Si négligeable que vous ne vous baisseriez même pas pour la ramasser. Mais désormais cette somme, vous ne la jetterez plus à terre comme un mégot, vous recevrez de nous une petite boîte grande comme un cendrier, et vous, homme d’ordre, jetterez désormais une fois par jour cette petite somme dans cette boîte. Nous passerons chaque mois chez vous et nettoierons la boîte, vous n’y penserez même pas, et si, Dieu m’en garde, vous mourez, votre famille touchera une somme si élevée qu’elle bénira votre souvenir.

- Parlez ! – l’ai-je encouragé, transfiguré. – Que vous soyez ange, diable, devin ou oiseau, parlez !

- Vous voyez ? Vous êtes fort et bien portant, vous travaillez, vous agissez – vous ne vous apercevrez même pas que nous nettoierons chez vous ces petites journées. Au demeurant le montant ira automatiquement en diminuant. Au milieu de la seconde année il n’est pas plus élevé qu’au milieu de la première année. Ensuite il diminuera progressivement. À partir de la troisième année, vous pourrez même vous suicider. Et pensez-y, si vous, Dieu m’en garde, mourez à la fin de la deuxième année, la famille touchera le double de la somme. Et même si vous, Dieu m’en garde, mouriez dans le courant de la première année, la somme se monterait à cinq cents fois la somme. Et même si vous, Dieu m’en garde, mourez dans le courant de la dixième année…

- Arrêtez ! – criai-je, les larmes aux yeux. – Arrêtez un instant ! Dites-moi enfin qui est cet extraordinaire Dieu-m’en-garde ? Qui peut être ce bienfaiteur qui en moins d’un an, en moins de deux ans, moins de dix ans, mais en tout cas un jour meurt, se sacrifie, pour me donner ce qu’il a, à moi et à ma famille ? Qui est donc ce héros symbolique, mon Corbeau, mon ange gardien de Galaad, que les hommes ici-bas nomment Dieu-m’en-garde ?

Et le phénix, un peu vexé :

- Pardon, vous plaisantez avec moi. Je parle clairement en général. Je vous ai dit, je peux l’épeler si vous voulez, que si vous mourez, Dieu vous en garde…

- Ah bon ! Si je meurs Dieu m’en garde ?

Les larmes ont enfin jailli de mes yeux, j’ai serré l’agent sur mon cœur, l’oiseau sacré.

-  Ma mort… Vous ferait tant de mal ?

- Bien sûr. Veuillez signer ici.

- Dieu m’en garde ! – ai-je crié en repoussant les formulaires. – Je ne signe rien ! Je veux que votre affection reste pure, sans arrière-pensée – je veux que le jour venu vous me pleuriez.  De façon désintéressée.

- Ça vous avancerait à quoi ? – ironisa-t-il. – Si demain comme tout homme prédisposé à une attaque, vous tombiez de votre chaise, comme cela est prévisible, voulez-vous que tout le monde crache sur vos cendres parce que vous n’aurez rien prévu pour assurer l’avenir de votre famille ?

Je blêmis. Je balbutiai, à peine audible :

- Et… Si je signe… Ils me regretteront ?

- Et comment ! Je pense bien !... Pour un si gros montant… Que nous devrons leur verser en une seule somme !... Je pense que même Monsieur le directeur général verserait une larme sur votre tombe !

- Donnez-moi le papier !

J’ai signé. Et le phénix empocha le document sans l’ombre d’une vibration de ses ailes brunes, et il se prosterna.

- Tu n’as rien à me dire ? – criai-je douloureusement… - Dieu moins… Le mot… Le mot du désespoir, si rien d’autre.

Et dit le phénix : "Nevermore".

 

 Suite du recueil

 



[1] Allusion au sonnet "The raven", "Le corbeau" d’Edgar Poe.

[2] Le baume de Galaad est cité dans la Genèse à propos d’une caravane qui se rend de Galaad (Jordanie) en Égypte chargée de cette marchandise et à laquelle les fils de Jacob vendent leur frère Joseph comme esclave.