Frigyes
Karinthy : "Images animées"
La lÉgende de verŐce
La béatification n’a pas encore eu
lieu, et elle n’aura peut-être pas lieu ; mais si ce que
raconte mon ami Emil est vrai, or je crois en ce que dit Emil d’une foi
forte et simple, alors cela ne devrait plus tarder.
Je dois croire en ce que dit Emil, parce
qu’Emil est une âme simple et vraie, Emil est doux et
tolérant et Erzsi est sa femme. Et si Emil a
loué cette pauvre chambre d’hôte avec coin cuisine dans
cette maison paysanne de Verőce, cela prouve
qu’Emil est habité par une authentique humilité et
continence chrétienne. En effet, Emil devait savoir ce que
déclarerait sa fidèle épouse Erzsi
et surtout sur quel ton et avec quelle intensité de la voix, quand elle
verrait ce qu’il a loué pour elle, pour deux mois seulement, parce
que ça coûte un peu moins cher que de louer un château. Emil
le savait bien à l’avance et il a quand même loué
cette chambre. Cela prouve, je le répète, qu’Emil voulait
résolument souffrir et tolérer, avec humilité et dans le
silence, ce que sa fidèle épouse Erzsi
lui destinait, manifestation de la providence et preuve divine, quand,
chargés de bagages, ils sont arrivés dans leur location de Verőce.
De ces minutes Emil ne dit rien, modeste
comme tout martyr expérimenté, je dirai même routinier, qui
n’a pas coutume de se targuer de ses souffrances.
Ce qu’il m’a relaté, ce
petit épisode (que je me suis permis de qualifier de légende dans
le titre), ne s’est d’ailleurs pas produit le soir même, mais
dans la deuxième moitié de la même nuit, presque à
l’aube.
Épuisé par la scène de
ménage (de façon surprenante, c’est Emil qui était
plus exténué alors qu’il n’avait pas dit un mot), le
couple dormait d’un sommeil réparateur.
Donnons la parole à Emil.
- Alors, tu vois, en approchant de
l’aube – le jour pointait à peine – j’ai
l’impression que quelque chose me pique et ça me réveille.
Je me retourne d’un côté, puis de l’autre, je replie
l’édredon, qu’est-ce que je vois ? Une vilaine grosse
punaise qui grimpe sur le drap… Tu imagines… Si Erzsi
voit ça… En plus du reste !... Elle boucle les bagages sur le
champ, tu la connais… Heureusement Erzsi dort
profondément… Je sors du lit sur la pointe des pieds…
J’attrape la punaise… Je cours vers la fenêtre sans faire de
bruit, pour la jeter… Rien à faire !... Elle a l’oreille
fine… Je l’entends dire derrière moi :
« Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu te
promènes ? », et tout de suite
après ses cris et ses gémissements :
« Jésus Marie, que portes-tu là, qu’est-ce que
tu serres dans ta main ? » « Rien, rien »
- j’essaye de la rassurer, « dors tranquillement ».
Mais elle hurle comme piquée non par une punaise, mais par un scorpion.
« Une punaise ! Une punaise ! » « Ce
n’est pas vrai ! » - je réponds résolument
– « pas une punaise ! » « Mais
quoi ? » « Une coccinelle. » - Je mens de
frayeur. – « Montre. »
Alors j’ai fermé les yeux et
ouvert la main – mon ami, une
coccinelle était tapie dans le creux de ma main ! Je te jure
qu’un miracle s’est produit, car je suis absolument certain que ce
que j’avais attrapé était une punaise !
Je crois les paroles d’Emil. Dans la
modeste église de mon âme je serais favorable à la
béatification de l’Emil de Verőce
et à la construction d’une chapelle sur les lieux, afin de
pérenniser le souvenir de cette légende.