Frigyes Karinthy : "Images animées"

 

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le bÈgue

 

Mon neveu Kázmér est un brave garçon de Budapest, décontracté et sympathique comme les autres, bon connaisseur et utilisateur du dialecte de Pest, il a même, il me semble, contribué à son développement.

Un des traits caractéristiques du dialecte de Pest est la brièveté.

À la place de "merci", Kázmér disait "rci" et à la place de "au revoir" il disait "rvoir".

Quand il entrait chez le buraliste, le dialogue se déroulait à peu près comme suit :

- Soir.

- Jour.

Sgarett.

Zenprie

Rci.

Jusque-là tout tourne rond, c’est maintenant que commencent les bizarreries.

Le pauvre Kázmér a eu un AVC, et il ne s’en est pas remis complètement. Au début il ne pouvait pas parler, puis longtemps il est resté bègue, il avait le plus grand mal à formuler des mots.

J’ai observé alors avec frayeur le symptôme suivant mal compréhensible.

À partir du jour où il était bègue, non seulement il a cessé d’utiliser les raccourcis de Pest, mais à l’inverse, il remplaçait les expressions normalement brèves et simples par les périphrases les plus compliquées.

Si je lui offrais une cigarette, au lieu de l’ancien "rci" habituel et simple, prononçable assez facilement même en bégayant, il se lançait dans des politesses :

- J… je… te rem… remercie… pou… pour… la c… cigar… cigarette… que tu m… m’as off… offerte… si g… gengenti… gentiment.

Si je lui demandais comment il allait, il répondait :

- M… mon … cœur se r… remplit de gr… gra… gratitude, en v… voyant l’in… l’intérêt que t… tu p… porte à m… ma s… santé.

À la place de "couci-couça".

Et d’une façon générale, il utilisait toujours les expressions les plus longues, les plus compliquées, celles qui autrefois ne lui seraient jamais venues à l’esprit.

Cela arrive.

Cela arrive même à des écrivains.

Je connais un romancier qui aurait raconté ma petite histoire en trois volumes.

 

 Suite du recueil