Frigyes
Karinthy : "Mon
journal"
À propos de Sacco et
Vanzetti
Eux, ça leur est déjà
égal, les pauvres, et le temps que mon journal soit publié (dans quatre jours),
il sera peut-être égal au public aussi de savoir s’ils étaient innocents ou
non : ce monde interconnecté par la radio, aussi vite et aussi massivement
s’enthousiasme et s’indigne, change apparemment tout aussi vite l’objet de son
enthousiasme comme de son indignation. Une chose est sûre : ce matin on a
quand même exécuté Sacco et Vanzetti,
les deux anarchistes accusés de meurtre. En gros, telle que l’image s’est
constituée dans les journaux, je suis au courant de la chose, et je dois
conclure de l’émotion qui m’a pris à la nouvelle de cette exécution, que je
dois forcément avoir quelque "opinion" ou sentiment à l’égard de
cette affaire, ce dont jusqu’à présent je ne m’étais pas rendu compte. Étant
donné que je suis moi-même intéressé à mon opinion, je vais m’y arrêter une
minute, pour réfléchir.
"La loi est formelle." C’était la
phrase favorite de Robespierre, elle signifie à peu près que les lois créées
par les hommes n’ont force et effet que si ceux qui sont concernés la
considèrent comme les lois de la nature : celles-ci ne sont pas toujours
justes non plus, et pourtant nous nous y soumettons, sentant vaguement que leur
violation nous causerait des maux plus grands, éventuellement plus graves que
notre propre mort. Voyez les mourants ou les personnes condamnées au suicide
par la nature, elles ne songent pas d’habitude à la grandeur du pouvoir
qu’elles détiennent, une puissance surpassant les lois humaines et naturelles,
par le simple fait qu’elles n’ont plus rien de commun avec la vie, on ne peut
plus les tenir pour responsables, elles n’ont plus rien à craindre. C’est un
cas très rare qu’un mourant ou un suicidaire, saisissant ce pouvoir, se
vengerait de ses ennemis, en emportant le ou les tyrans qui ont brisé sa vie –
d’une certaine façon il se sent jusqu’au dernier instant comme appartenant à la
société, et de ses dernières pensées il ressort qu’il a des besoins humains et
sociaux même pour après sa mort – la famille, l’intérêt de sa descendance, ou
si rien d’autre, un enterrement honorable.
La question n’est donc pas de savoir si la
loi sur la base de laquelle on a tué Sacco et Vanzetti est une bonne ou une mauvaise loi. Il ne s’agit
pas non plus de se demander si la peine de mort est nécessaire ou non. La loi
est formelle, et il est vraiment indifférent d’en connaître la lettre – la
question est de savoir comment on l’applique. Nous savons des mathématiques que
l’inconnue d’une équation peut être calculée de plusieurs façons – il en est de
même pour la Justice, cette inconnue des aspects de la vie, on peut la chercher
comme on veut à condition de la chercher de bonne foi. La lettre de la loi est
semblable aux genres artistiques – un artiste talentueux produira de la qualité
dans tous les genres, un grand peintre composera un chef-d’œuvre même dans le
cadre le plus impossible. Les lois étaient plus cruelles et plus inhumaines et
plus incompréhensibles au temps du roi Salomon ou du roi Ashoka[1] qu’aujourd’hui en Amérique – ils savaient
bien rendre la justice même dans le cadre de leurs mauvaises lois : ce
n’est pas le législateur qui rend la justice mais celui qui la fait appliquer.
Mayol, le célèbre "bon juge" souvent cité dans la justice pénale, a
rendu ses sentences classiques et en même temps révolutionnaires dans un
système juridique aveugle et conservateur.
Si
on comprend bien les paroles du Christ, principal juge de l’éthique
occidentale, on ne le comptera jamais parmi les esprits révolutionnaires, lui
qui n’est "pas venu pour effacer la loi, mais pour l’accomplir". Sous
une loupe théorique, le Nouveau Testament, au sens classique du terme,
clame une démocratie réformatrice, et non un communisme destructeur – il
a la prétention de perfectionner, compléter, amender l’ordre établi. Celui donc
qui à juste titre se place dans cet esprit, ne se révoltera pas à la mort des
deux anarchistes, même si ces deux morts s’avèrent finalement être des martyrs.
Si Sacco et Vanzetti sont
morts innocents, la faute n’en incombe pas aux lois américaines, mais au juge
qui n’est pas à la hauteur de son métier, ou bien à la défense qui exerce mal
son art.
Ce
n’est pas un hasard si je fais cette distinction. Le juge, justement parce
qu’il travaille avec des outils donnés, avec des lois en vigueur, ne fait
qu’exercer un métier – la matière d’un bon avocat de la défense est le vivant,
l’âme humaine, tout comme un artiste.
Dans
le cas présent (comme le résultat final le montre) son art a été imparfait,
voire raté. Il a mal appliqué la psychologie, et il n’avait pas une bonne
connaissance de la psychologie des foules. Tout d’abord, il n’a pas su dépouiller
la vérité. Même si cela semble un paradoxe, d’un point de vue justement psychologique
l’établissement de la vérité appartient à la défense, contrairement à l’idée
reçue juridique superficielle qui affirme que c’est l’accusation qui doit
apporter la preuve. Deuxièmement, il connaissait mal la dynamique de la
psychologie des foules – le mouvement de propagande qu’il a suscité s’est
retourné contre lui, justement parce qu’il avait outrepassé la norme. Il a mis
le juge dans une situation de contrainte, il l’a placé devant un problème ne
ressortissant pas à son métier, il l’a chargé de résoudre ce problème – il
s’est déchargé sur le juge d’une fonction contre-nature ; à la fin le juge
ne devait plus répondre de la vie et de la mort, de la culpabilité ou de l’innocence
de deux hommes, mais de celles de millions d’hommes, ceux dont l’existence ou
la non-existence dépend des lois en vigueur et non en dernier lieu de la
vigueur de l’autorité du juge. Il ne s’est donc pas passé ce qu’attendaient les
socialistes, c’est-à-dire que des centaines de milliers d’hommes solidaires en
sauvent deux, mais plutôt le contraire. Il s’est passé que pour plaire à des
centaines de milliers d’hommes d’intérêts communs il fallait en sacrifier deux.
(En effet, il est probable que, compte tenu du flou de l’accusation, sans ce
mouvement de propagande menaçant, les deux accusés auraient été acquittés.)
Mais
cela se passe toujours ainsi quand l’art se mêle de la psychologie des
foules : il n’est pas à l’aise sur ce terrain. Il est vrai en revanche
qu’à l’heure actuelle la défense ne possède que des outils trop rudimentaires
pour son art. Elle ne peut pas exercer librement sa fonction principale, la
connaissance des hommes, la psychologie des caractères. Elle doit s’adapter à
l’opinion publique superficielle qui, au lieu de l’individualisation, exige
toujours une image schématique standard : dans son entêté goût de foire
elle veut voir un homme mauvais ou un homme bon, "un mari fidèle" ou
"une femme infidèle", "un père qui se sacrifie" ou "un
vil assassin" et autres figures de musée de cire – elle ne s’intéresse
guère à l’âme compliquée, complexe, de l’homme hors du commun, ni aux alvéoles
plus compliquées, plus complexes encore de l’âme d’un homme ordinaire. Pourtant
l’art de la défense sans succès et sans effet est un art mort.
Un
jour, peut-être, le goût collectif évolué saura apprécier ces moyens plus
raffinés. La psychologie des caractères, l’analyse de style individualisée
seront reconnues – ce qui aujourd’hui n’est encore qu’un doute intuitif de
l’artiste deviendra une science, c’est-à-dire qu’il n’existe pas deux âmes
identiques, encore moins que deux corps identiques, et que le style d’un crime
commis est tout aussi caractéristique de celui qui l’a commis que sont par
exemple ses empreintes digitales, aujourd’hui encore l’unique source
exacte de l’investigation. Les tenants et aboutissants entre nos pensées,
paroles, actes, aujourd’hui encore mystérieux, deviendront plus clairs, aussi
clairs qu’ils le sont aujourd’hui seulement dans les romans des grands
écrivains. On pourra croire et on croira la défense dès lors qu’elle
dira : l’homme qui parle ainsi, l’homme qui trahit ou cache ses pensées
ainsi, qui utilise tel ou tel mot, qui réagit ainsi au beau et au laid, au bien
et au mal, l’homme qui a tel ou tel goût, qui aime tel ou tel poète, qui porte
telle ou telle cravate – ne pouvait pas commettre un meurtre, ou s’il l’avait
commis, il ne le nierait pas – pas pour des raisons morales ou pratiques, mais
parce que simplement ce n’est pas son style, parce que ce dont on
l’accuse ne le caractérise pas, parce que le crime commis ne porte pas
sur lui les empreintes digitales de sa personnalité : il est
peut-être un criminel, mais il n’a pas pu commettre ce crime-ci,
peut-être un autre crime.
D’ici
là…
D’ici
là il serait tout de même préférable de nous contenter d’un raisonnement un peu
plat et non artistique mais au moins modeste : plutôt libérer cent
criminels que châtier un seul innocent.
28 août 1927.