Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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dÉmon

 

Dans le film Arènes Sanglantes que je suis allé voir ce soir joue Rudolph Valentino, le pauvre, et une belle femme brune pour laquelle le grand toréador donne héroïquement sa vie. Une sorte de Carmen.

Ou plutôt pas Carmen, c’est justement ça. La femme en question, appelée Démon, la "belle vampire", autrement dit serpent suceur de sang, est l’héroïne comptant aujourd’hui encore pour moderne, de la littérature dramatique et romanesque du type de Lulu de Wedekind et du courant d’opinion qui s’est forgé autour de cette école littéraire. La coquetterie charmante et foncièrement généreuse ainsi que le cynisme amoureux de Carmen sont manifestement un jeu innocent dans la vision du monde des Messaline – celles-ci sont des assassins invulnérables et non punissables, des tas d’hommes périssent à cause d’elles et elles ne font que rire puisqu’il n’existe pas de loi sur terre qui oserait invoquer leur responsabilité ; le juge, étant lui-même homme, pâlit et vacille tout autant sous la puissance ensorcelante de leur regard que la victime qui invite son assassin à l’épreuve de la confrontation. Bref, il s’agit d’une femme de cette trempe, elle laisse tomber le pauvre Valentino, qui par ailleurs est aussi attirant comme homme que l’est notre vampire comme femme, car un chef de bandits a brusquement sa préférence, pour la seule raison que celui-ci a déjà tué une quantité d’hommes, on peut donc supposer que pour notre vampire il serait enclin à en tuer encore quelques douzaines.

Notre Démon fait et dit tout cela accompagné des figures libres qui conviennent, des ondulations d’épaules et de hanches, des vacillements voluptueux et menaçants des cils, des morsures de lèvres inférieures et déchirements de mouchoirs, et avec ces figures libres elle récolte le succès voulu auprès du toréador qui pour elle abandonne son épouse aimante et ses enfants – l’individu perd la tête, une fois le fauve à terre, il lance à notre héroïne sa ration de viande rouge. Bref – succès garanti.

Il en va autrement pour le public. Que ça ait raté pour moi, ça ne serait encore pas trop grave, ce n’est pas la peine de perdre son temps pour moi, moi il y a vingt ans déjà, quand la femelle sanglante à la Strindberg ou à la Wedekind était à son apogée dans la vie comme sur la scène, ce genre de production me faisait pousser de si gros bâillements qu’au lieu de mon cœur c’est ma mâchoire qui menaçait de se décrocher : les râles mortels de la quatrième ou cinquième victime me procuraient généralement un sommeil réparateur et je n’ai jamais eu la chance d’apprendre si le démon a fini comme tzarine ou madame pipi. Je le répète, ce n’est vraiment pas la peine de perdre son temps pour moi. Cette fois aussi j’ai gaiement bâillé avant de m’endormir du sommeil du juste, quand une observation surprenante m’a sorti de ma léthargie.

Le public pouffait de rire.

Le public, qui plus est pas un public bien né ni d’un goût raffiné, pas celui du centre-ville, mais plutôt de simples faubouriens qui auraient obligation de frissonner avec jouissance et recueillement quand sa majesté royale la Belle Fauve daigne gracieusement apparaître devant lui – le public n’a absolument pas frissonné, il n’a pas frissonné avec jouissance, il n’a pas frissonné avec recueillement, mais il s’est mis à pouffer de rire, lentement, doucement, d’abord dans les paumes des mains, puis ouvertement et bruyamment – il n’a pas pleuré, il n’a pas maudit la vilaine bête qui vole le dernier enfant du giron de sa mère et qui vole son mari à la fidèle épouse – il ne l’a pas maudite, mais au contraire il l’a simplement trouvée ridicule, il s’est payé sa tête. Notre diablesse favorite, notre Satan femelle, le croque-mitaine de toute une génération avec laquelle on voulait nous faire peur a essuyé un four et c’est tout – et l’homme qui à cause d’elle a gâché sa vie n’a pas été perçu comme le martyr tragique d’un fatal ensorcellement, mais comme un simplet, un débile, un guignol, par la saine opinion publique.

J’ai regardé autour de moi tout étonné, le bâillement savoureux m’est resté dans la gorge. Que s’est-il passé ici ? Les goûts raffinés, la raison et le discernement l’auraient-ils emporté – mes idéaux au nom desquels je claironne depuis deux décennies que de Lulis vero, quae non sunt nulla questio fiat[1] auraient-ils gagné – qu’il n’existe pas de démon femme, s’il existe c’est parce que la littérature de bazar l’a fabriqué et l’opinion publique l’a cru ?

Un coup d’œil sur l’écran animé, puis retour sur le public, j’étais convaincu que non, on n’en est malheureusement pas encore aussi loin.

J’ai compris pourquoi le public raillait le même démon qui vingt années plus tôt lui faisait dresser la tignasse sur la tête et lui couvrait le front de sueur.

Il ne riait pas d’elle, mais de ses habits.

Mon pauvre démon serpentait sa danse du ventre tueuse d’hommes dans une toilette d’il y a quinze ans – comprenons-le bien, dans une toilette non pas de cent ans ni de six mille ans, mais de la mode d’il y a exactement quinze ans. Le cinéma, cette écriture moderne de l’histoire, a désormais suffisamment de recul pour archiver les transformations non pas des époques, mais au moins des modes Le film en question a été tourné il y a quinze ans ; à l’époque les femmes portaient encore un chignon, des robes descendant aux chevilles avec une traîne, et plaquées aux hanches, et toutes sortes de chapeaux bizarres grands comme des meules surmontées de bouquets de fleurs et d’oiseaux et de jardins botaniques et de plumes et d’aigrettes et de hérons, avec des souliers aux talons en épieux et, je le répète, des jupes descendant aux chevilles ; avec ces jupes c’est le ciel qui tombe et la terre qui tremble, Sodome et Gomorrhe, si, mon Dieu, un mollet ou, Dieu saint, père créateur, un genou s’entrevoit.

Faisant la somme de tout ça, notre guéparde femelle favorite a donné l’impression avec tous ses Sodome et Gomorrhe de faire toutes les choses dites ci-dessus dans un uniforme, disons, d’infirmière ou de croque-mort, ce qui pourtant ne pouvait évidemment pas être ce qu’elle voulait.

La moralité de l’histoire est assez compliquée mais pas trop difficile à tirer.

Le comique ici est le même que si, par exemple, quelqu’un allait, mettons, tuer le séducteur ou expier une faute dramatique en s’attachant deux serviettes de toilette à la boutonnière, ou si pendant l’action il serrait sous l’aisselle une dinde plumée. Une robe de femme d’il y a quinze ans passe dans le cas présent pour un déguisement, alors que la pièce elle-même se veut contemporaine – il y a manifestement une contradiction comique si dans une société convenable une femme sans aucune raison s’amène déguisée. En effet, le changement fondamental et révolutionnaire intervenu dans l’habillement féminin durant les dix ou quinze dernières années n’est pas une simple évolution de la mode. Il signifie beaucoup plus que cela, on trouve derrière l’accent ostensible de la transformation de l’esprit de l’époque, apparue soudainement avec la force d’une quasi-catastrophe sous le signe de causes et de buts mystérieux ; on trouve derrière une sorte de symbole comme l’était en des temps révolutionnaire, le bonnet phrygien ou la cocarde tricolore : protestation et défi, exigence de nouveaux programmes, nouvelles mœurs, nouvelles lois, rupture avec le passé, une véritable renaissance, une confrontation ouverte avec l’ordre social établi, symbolisée par la tenue masculine qui se rumine elle-même à satiété. Quelle cécité que de voir dans le port de la jupe courte et des cheveux courts une simple mode ! Ne voyez-vous pas à quel point c’est définitivement un non-ornement, à quel point c’est puritain ? C’est un habit militaire, une tenue de combat – regardez bien le nouveau chapeau de femme, ce couvre-chef rappelant le casque d’assaut, regardez ces jambes dénudées jusqu’aux genoux pour mieux taper du pied ! – où décelez-vous là-dedans ce jeu aguichant de la pudeur et de la coquetterie qui oriente ordinairement la façon de se vêtir de la femelle humaine désireuse seulement de créer des modes ? La femme d’aujourd’hui n’a pas idée de coqueter avec ses jambes – bien au contraire, elle nous montre qu’elle a rompu avec les moyens sournois de l’époque de l’esclavage comme être coquette ou faire le démon, ce qui n’était que jeux innocents, combats de guérilla contre l’oppression ! La femme d’aujourd’hui n’en a plus besoin, elle a entamé une lutte ouverte. La femme d’aujourd’hui a abandonné l’action individuelle – elle n’a plus rien à faire de deux ou trois scalps d’hommes qu’une habile brigande ou un desperado pouvait jusqu’ici épingler à son chapeau ! La femme d’aujourd’hui a désormais engagé une lutte à mort sur tous les fronts, non pas contre trois ou quatre hommes, mais contre la société masculine tout entière. Des chefs de gang du milieu peuvent bien se décorer – les soldats ont des atours simples.

Voilà l’explication. Le public a donc ri de ce démon parce qu’elle est apparue dans une tenue plus ancestrale que si elle s’était revêtue du linceul mortuaire de Toutankhamon. Sa robe était plus vétuste que vieille – ce qui est vieux peut être émouvant ou tragique, mais ce qui est vétuste est forcément ridicule. Elle n’évoquait pas la destinée humaine qui est pérenne, elle évoquait seulement l’esprit de l’époque qui change tout le temps. Elle ne rappelait ni Messaline ni Lady Macbeth, seulement notre tante. Nous avons moins envie de nous identifier à notre tante qu’à Jules César ou à l’Übermensch.

La courbe ondulante de la tragédie humaine est bâtie de grandes vagues, apparemment elle vient de loin et elle se dirige loin sur l’océan du temps. Et pour voir le sommet d’une vague on doit se trouver sur le sommet d’une autre vague, c’est pourquoi le passé lointain nous est plus proche que le passé récent. Un jour j’ai expliqué cela à des futurologues : l’après-demain ressemblera davantage à l’avant-hier que ne ressemble votre demain à notre hier.

18 septembre 1927

 

Suite du recueil

 



[1] À coup sûr, aucune question ne se pose pour des choses qui n’existent pas.