Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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ChaÎnons[1]

 

Il y a en tout cas un point décisif, proclamai-je dans le feu de la discussion - (une fois de plus il s’agissait de ces vagues cycliques : oui ou non le monde évolue-t-il dans un sens ou tout n’est-il que jeu de rythmes récurrents, renouveau de Cequiatoujoursété ?) – je ne sais pas trop comment vous l’expliquer, je n’aime pas me répéter. Peut-être ainsi : le Globe terrestre n’a jamais été aussi minuscule qu’il est devenu ces temps-ci – relativement, j’entends. L’accélération de la communication orale et physique a rapetissé le monde – je veux bien croire que ceci aussi a déjà été vu, cela aussi a déjà été vu, il a déjà été question de tout, mais il n’a jamais été dit que ce que je pense et ce que je fais, ce que je veux ou ce que j’aimerais, la population entière de la Terre, si elle ou moi le souhaitons, l’apprend en quelques minutes – et si cela me chante de m’en assurer en personne, en quelques jours, hop-là, je suis là où je veux. Le Royaume des fées, en ce qui concerne les bottes de sept lieues, est descendu dans ce monde-ci – il n’a causé une déception que dans la mesure où ce Royaume s’est avéré être un pays beaucoup plus petit que le Pays de la Réalité n’a jamais été. Chesterton écrit quelque part qu’il ne comprend pas pourquoi les métaphysiciens veulent à tout prix imaginer le cosmos comme quelque chose de très grand – quant à lui, l’idée d’un univers tout petit, minuscule, mignon et intime lui est beaucoup plus chère. Au siècle de la communication, je trouve cette idée très pertinente – plus pertinente que spirituelle ou juste, et ceci justement parce que c’est ce Chesterton réactionnaire, négateur de la science et de la technique, anti-évolutionniste, qui a été contraint de reconnaître par là que ce Royaume des fées qu’il a si souvent évoqué est tout de même sorti du chapeau de cette même évolution "scientifique". Évidemment, tout revient et tout se renouvelle – mais ne remarquez-vous pas que c’est le rythme de ce retour et de ce renouvellement qui s’accélère dans l’espace et dans le temps, dans une mesure encore inconnue ? En quelques minutes ma pensée fait le tour du globe – les phases de l’histoire universelle, nous les rabâchons en quelques années comme une leçon ânonnée – cela signifie quand même quelque chose, mais qu’est-ce que cela signifie ? (Il me semble que j’ai déjà failli le savoir – puis je l’ai encore oublié. J’ai été pris de doutes – peut-être justement parce que j’étais trop près de la vérité. Au voisinage du Pôle, l’aiguille aimantée se met à osciller, vous le savez – probablement est-ce près de Dieu que nous sommes comme cela avec la foi.)

Au demeurant, ce débat se transforma en un petit jeu. Afin de prouver que les habitants du Globe terrestre sont de tous points de vue beaucoup plus proches les uns des autres qu’ils n’ont jamais été, un membre de la société suggéra un test. Il nous proposa de désigner un quelconque individu définissable parmi le milliard et demi d’habitants de la Terre sur un point quelconque de celle-ci – il proposa de parier qu’à travers au plus cinq autres individus, parmi lesquels une de ses connaissances personnelles, il était en mesure d’établir une relation avec l’individu choisi sur la base d’un enchaînement de connaissances personnelles directes, comme on dit d’habitude : « Écoute, tu connais X.Y., dis-lui de passer un mot à Z.V. qui est de ses connaissances… etc.

- Ah, j’aimerais bien voir ça, dit quelqu’un, alors supposons que l’individu soit… Selma Lagerlöf[2].

- Selma Lagerlöf, répondit notre ami, rien n’est plus facile.

Il réfléchit deux minutes et déjà il était prêt.

- Alors voilà, en tant que lauréate du prix Nobel, elle connaît forcément personnellement Gustav, le roi de Suède, puisque selon le règlement, c’est ce dernier qui a dû lui remettre son prix. Or chacun sait que Gustav, le roi de Suède, est un joueur de tennis passionné, ayant participé à des compétitions internationales, il a même joué contre Kehrling[3] qu’il connaît bien et qui jouit de ses faveurs – moi-même je connais bien Kehrling (notre ami est également un tennisman émérite). La boucle est bouclée, il nous a suffi de deux chaînons sur les cinq autorisés au maximum, ce qui est naturel puisqu’il est plus facile de trouver des liens vers des célébrités ou des personnalités connues et populaires du grand monde que vers des individus insignifiants, vu que les premiers possèdent des relations étendues. Posez-moi une colle plus difficile.

La colle suivante, plus difficile, un ouvrier riveur d’un atelier des usines Ford, c’est à moi qu’elle incomba, j’eus la chance de la résoudre en quatre chaînons. L’ouvrier connaît son chef d’atelier, celui-ci peut être en contact avec Ford lui-même, Ford fréquente le directeur général du groupe de presse Hearst[4], or Monsieur Árpád Pásztor[5] est pour moi, j’irais jusqu’à dire un excellent ami, il a l’année dernière fait par hasard la connaissance du directeur général des journaux Hearst – par conséquent, à tout moment je peux demander à Árpád Pásztor d’envoyer une dépêche au directeur général pour demander à Ford que ce dernier dise un mot au chef d’atelier afin que l’ouvrier riveur rivette pour moi une auto en urgence car j’en aurais le plus grand besoin.

Le jeu se poursuivit ainsi et l’affirmation de notre ami se révéla juste – jamais plus de cinq maillons ne furent nécessaires pour établir un lien via des connaissances personnelles entre un membre quelconque de la société et n’importe quel habitant du Globe terrestre. Alors je pose la question – y a-t-il eu une époque antérieure dans l’histoire où  c’eut été possible ? Jules César était un homme puissant, mais s’il avait eu l’idée de se faire pistonner, en l’espace de quelques heures ou de quelques jours, par un prêtre aztèque ou maya de l’Amérique d’alors – il n’aurait pas pu réaliser ce projet, non par cinq, ni même trois cents maillons, surtout parce que de l’Amérique et de ses habitants potentiels ou impossibles, on en savait moins à l’époque que ce que nous connaissons aujourd’hui de Mars et des Martiens.

Alors il existe quelque chose, une sorte de processus, au-delà de rythmes et de cycles – un rétrécissement et une extension. Quelque chose se rétrécit, devient plus petit, et quelque chose se répand et s’agrandit. Est-il possible – serait-il tout de même possible – que ce rétrécissement et ce rapetissement – que ce monde physique et cette Extension et cet Agrandissement aient commencé par cette étincelle vacillante qui s’est allumée, il y a de nombreux millions d’années dans la gelée cervicale de l’animal homme – pour que, se répandant et s’étendant et en brûlant tout sur son passage, cette étincelle embrase, et rapetisse et mette en cendres, le monde physique tout entier ? Est-il possible – serait-il tout de même possible que la force vainque la matière – que l’esprit soit une vérité plus forte et plus vraie que le corps – que la vie ait un sens qui survive à la vie – que le bien survive au mal, la vie survive à la mort – que Dieu soit quand même plus puissant que le diable ?

Car voyez-vous – j’ai honte de l’avouer, je vous demande de m’en excuser, et je proteste si l’on me prend pour cette raison pour un fou – il m’arrive encore souvent de me surprendre à ce jeu du piston, non seulement en relation avec des gens, mais aussi en relation avec des choses. Chez moi malheureusement ça va tout seul, comme de tousser. C’est un jeu inutile, il ne me permet nullement d’influer sur le cours du monde – mais c’est plus fort que moi, je ressemble là au joueur invétéré qui a déjà tout perdu dans la caverne des jeux : il préfère continuer de jouer pour des haricots, ou pour rien, sans espoir de gain, pourvu qu’il puisse voir les quatre couleurs des cartes. Le jeu étrange de la Pensée cliquette en moi sans espérance – avec deux chaînons, avec trois chaînons, avec au plus cinq chaînons, comment bâtir une relation, trouver un lien, entre les petites choses, les futilités de la vie, qui se présentent à moi – comment relier un phénomène à l’autre – comment mettre en relation le relatif, l’éphémère, avec le non relatif et le durable – comment rattacher la partie à l’ensemble ? Il serait préférable de vivre, de jouir, de se réjouir, prendre les choses uniquement dans la mesure où elles procurent de la joie ou du chagrin – peine perdue ! Le jeu m’excite, dans les yeux rieurs, ou le poing prêt à cogner, au lieu de les attirer à moi ou de m’en protéger, je veux chercher plus qu’il n’en faudrait. Quelqu’un m’aime bien – quelqu’un m’en veut – pourquoi m’aime-t-il, pourquoi m’en veut-il ? Deux personnes ne s’entendent pas – je dois les comprendre toutes les deux – mais comment ? On vend du raisin dans la rue ; mon petit garçon pleure dans la pièce voisine. Un homme de mes connaissances a été trompé par sa femme ; au match de Dempsey cent cinquante mille gorges ont hurlé ; personne n’a voulu du nouveau livre de Romain Rolland ; mon ami X. a changé d’avis à propos de Y. ; chaîne, chaîne, cours la chaîne, comment pourrait-on trouver un lien conducteur dans tout ce fatras ? Qui plus est, vite et directement, pas à travers trente volumes de philosophie ! Tout au plus avec des déductions, et de telle façon que la chaîne qui part des choses, conduise par son dernier chaînon à la source de toutes les choses, moi-même. Tiens, comme…

Tiens, comme ce monsieur… Ce monsieur qui s’est approché de ma table… Où j’écris ceci, il s’est approché et il m’a dérangé pour une futile broutille le concernant : il m’a fait sortir de l’esprit ce que je comptais vous dire. Pourquoi est-il venu, comment a-t-il osé me déranger ? Premier chaînon : tout ce scribouillage n’a pas grande valeur à ses yeux. Mais pourquoi ? Deuxième chaînon : le scribouillage a beaucoup perdu de l’aura qu’il avait universellement, mettons il y a seulement un quart de siècle. La raison en est à chercher dans le tremblement mondial qui a compromis l’Esprit – si c’est tout ce qui a pu en sortir, alors le fameux courant spirituel, "vision du monde" de la fin du siècle ne valait pas grand-chose. Troisième chaînon : c’est la raison pour laquelle règnent sur l’Europe la Peur et la Violence, hystérie déchaînée ; l’Ordre s’est disloqué – quatrième chaînon !

Que vienne donc l’Ordre nouveau, vienne le nouveau rédempteur du monde, que se montre de nouveau le Dieu du monde dans le buisson-ardent, qu’advienne la paix, qu’advienne la guerre, qu’advienne la révolution pour que – oh, cinquième chaînon ! – ne puissent pas se reproduire que quelqu’un ose me déranger pendant que je joue, quand je laisse courir mon imagination, pendant que je pense !

15 octobre 1927

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée en 2016 aux Éditions La Part Commune dans la traduction de Cécile Holdban.

[2] Romancière suédoise (1858-1940), prix Nobel de littérature en 1909.

[3] Champion hongrois de tennis, titulaire de la coupe Davis en 1891.

[4] William Randolph Hearst (1863 – 1951). Homme d'affaires américain, magnat de la presse écrite.

[5] Árpád Pásztor (1877-1940). Écrivain, journaliste traducteur.