Frigyes
Karinthy : "Mon journal"
le rire[1]
Dans la rue je suis
arrêté par une affiche surprenante. En haut on lit :
« Le rieur sage ». Il propose des livres à
acheter. Au milieu un visage de profil – celui d’un homme bien
rasé, au regard méditatif, passablement morne – il ne
rappelle outre mesure ni Socrate, ni Democrite. Il rappellerait plutôt ma
personne. Tiens, mais c’est vrai. En effet, c’est moi.
Je le fixe avec
émotion.
Bon, bon, je sais,
c’est une réclame – il ne s’agit pas de moi ici,
c’est une affaire entre la maison d’édition et le public, or
entre eux ils parlent de moi comme il leur plaît, ils prennent des
positions concernant ma Modeste Personne comme ils l’entendent. On a du
mal à s’en mêler. N’écoute pas à la
porte quand on parle de toi, c’est un bon vieux conseil – tu
n’entendrais que ta honte. Tant pis pour moi, il y a tant
d’affiches partout, fallait-il que je m’arrête juste devant
celle-ci qui parle à tous sauf à moi, qui veut dire quelque
chose, qui a besoin de tous sauf de moi. Le sage rieur au visage morne se
détourne nerveusement, avec impatience, quand il me voit, d’un
geste furieux de sa main il me fait signe de déguerpir :
- Qu’est-ce que
tu as à reluquer, petit imbécile ? Tu
n’achèteras certainement pas ces livres. Dégage ! Fais
place au public sérieux et méritant !
Bon, d’accord,
sage rieur, c’est entendu, je me tire, je déguerpis, avec au
cœur un sentiment étrange. Néanmoins tu ne peux pas
m’interdire de méditer sur les deux mots par lesquels tu
t’es désigné. Tu es un gars culotté, c’est
certain – où as-tu puisé ton courage ? En modeste
retrait, au coin de la place du marché où tu rameutes les curieux
avec battements de tambour braillards, tu te pâmes pour ta
gaîté et pour ta sagesse, je te regarde, je hoche la tête,
j’aimerais revenir vers toi sur la pointe des pieds, en rasant les murs,
te souffler quelques mots à l’oreille. Juste quelques mots, les
mots de ce jeune homme que, t’en souviens-tu ? Tu as
déjà rencontré et que, souviens-toi, tu as oublié
plus profondément qu’avant votre première rencontre.
Mais cela est tout de
même ton affaire privée. Et de toute façon, je n’ai
nulle envie de faire le sentimental, je voudrais seulement te
prévenir…
Es-tu sûr
d’avoir bien choisi ces deux mots ? Même de ton point de vue
à toi, vulgaire et simpliste.
Sais-tu ce qu’est
un sage ? Sais-tu ce qu’est rire ?
N’insistons pas
sur le premier. Nous devrions l’être, toi ou moi, être sage,
afin de délimiter ce mot : c’est la loi de la
relativité des âmes, il vaut mieux ne pas y penser.
Mais le second…
Sais-tu ce qu’est
rire ? Sais-tu ce qu’est faire rire ? Sais-tu ce qu’est
le rire ?
Tu n’as aucune
raison de t’étonner de mes questions naïves. Voici moi dont
tu as revêtu la panoplie sur ce marché, je suis
arrêté ici et je t’avoue franchement que c’est la
première fois que je réfléchis : que signifie
vraiment ce terme ?
Ce qu’en
général nous supposons être son contraire, je pourrais en
parler plus longuement. À l’âge
de vingt ans j’ai écrit une étude sur les larmes, les
pleurs. J’ai tenté d’y prouver que les pleurs sont une des
formes la plus intense, je dirai presque la plus perverse de l’ivresse
psychique et physique – les larmes, bien-être berçant,
plaisir grisant, dangereuse passion, luxure que nous commettons avec les yeux,
d’une volonté inconsciente, cherchant avec ruse l’accomplissement
de la jouissance au paroxysme duquel elle jaillit de nos yeux enflés.
Mais si les pleurs sont une ivresse
voulue et recherchée, un presque bonheur – qu’est alors le
rire ?
Oui, qu’est le rire,
demandé-je pour la première fois, à l’âge de
quarante ans, quand j’ai deux fois l’âge que j’avais au
moment où j’ai découvert la source des larmes.
Parce que la chose n’est pas aussi
simple qu’on pourrait le croire de prime abord. Sur ce dont nous avons coutume de rire, sur le comique, les esthètes, les explorateurs de
l’âme et même les naturalistes, physiologistes, biologistes
ont beaucoup parlé et beaucoup écrit. Les lois du comique sont
à peu près connues – nous connaissons grosso modo ce qui
enclenche le rire de l’homme – de l’homme seulement, parce que l’homme est
le seul de tous les animaux qui sait rire, tout comme c’est l’homme seul, parmi
tous les animaux, qui sait se suicider. (Chose mystérieuse ! Un
jour peut-être on en connaîtra la raison !
Nous savons ce que c’est qui nous fait rire – mais pourquoi
rions-nous ? Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qui
se passe en nous quand nous rions ? Personne n’a encore fourni de
réponses rigoureuses à ces questions. Le livre
célèbre de Bergson "Sur le rire", malgré son
titre, n’apporte une fois de plus qu’une théorie du comique,
sans aborder l’état physique et psychique dans lequel nous nous
trouvons pendant le rire.
Voilà un terrain vierge, une page
blanche dans l’encyclopédie des définitions, des notions.
Cela mériterait qu’on y consacre des livres, mais si je m’y
prends bien, quelques allusions ad hoc en diront peut-être autant. Voyons
un peu :
Je commence par la fin, par le
soupçon paradoxal qui s’est fait jour en moi tout à
l’heure, quand je songeais à analyser les pleurs. On prend en
général les pleurs pour une expression de la douleur, et le rire
pour celle de la joie, cela en partant de l’expérience qu’un
dommage subi nous fait pleurer et un bénéfice nous fait
rire ! Bien sûr, mais nous avons négligé quelque
chose. Le dommage ne suscite pas directement
les larmes. D’abord il attriste,
et les pleurs atténuent la tristesse. Ce qu’est la tristesse,
j’ai essayé de répondre plus haut à cette question,
maintenant j’ajoute simplement que dans son expression extérieure
le visage de l’homme qui pleure, avec ses pupilles dilatées
brillant dans le brouillard, les lèvres à demi ouvertes,
évoque aussi l’extase transfigurée nageant dans le plaisir,
presque dans la béatification que les peintres et les sculpteurs aiment
placer sur la figure des saints et des anges dans la proximité du
paradis.
En revanche, qu’est-ce que je vois
vraiment si je scrute objectivement (donc sans rire avec lui) le visage de
l’homme qui rit ?
Une bouche péniblement tendue,
des gencives qui se contractent en une crampe. Des yeux dissimulés
derrière des paupières convergentes, enflées, des tempes
ridées des deux côtés.
Si je cherche les similitudes, que
m’évoque cette expression, je suis forcé d’admettre
que cela me rappelle surtout un visage tordu sous l’emprise d’une
forte douleur physique. Lors de graves interventions chirurgicales, le malade
qui se maîtrise affiche des grimaces de la sorte, grinçant des
dents entre des gencives comprimées, les yeux contractés. Il est
étonnant que personne encore n’ait découvert à quel
point l’expression de la victime soufrant sur le banc de torture rappelle
celle que nous connaissons comme celle du rire ou du rictus, alors qu’elle est
l’expression typique d’un homme à l’agonie, aux affres
de la mort – ce qu’on appelle le
faciès hippocratique attire
notre attention sur cette ressemblance. Enfin, je cite encore une image pour
terminer, le symbole final de toute horreur et toute panique,
l’emblème de la mort irrévocable – la tête de mort, avec sur son
visage le large rictus manifeste, reconnaissable, ferme, explicite –
définitif, figé pour l’éternité.
C’est terrible, n’est-ce
pas ? C’est pourtant comme ça. Ajoutons maintenant le bruit
du rire, les hoquets haletants, rapides, éructés de la gorge
– et le paradoxe est là :
À l’opposé du
plaisir des pleurs, on est acculé au
supplice du rire.
C’était jusqu’ici une
image extérieure ; ce que nous en avons déduit, pourrait
sembler pure impression, idée arbitraire ! Voyons ce qui se
déroule à
l’intérieur de l’homme qui rit.
D’un point de vue physique, le rire est physiologiquement
facile à définir. Le diaphragme se contracte, il essaye par ses
spasmes d’inverser la direction normale des mouvements dits
péristaltiques de l’estomac. Les poumons contrebalancent les
hoquets ainsi provoqués par des expirations rapides.
Qu’est-ce que cela rappelle ?
Hélas nous ne pouvons pas
éviter de le dire : cela rappelle manifestement un vomissement modéré –
le pénible état physique où l’estomac,
n’arrivant pas à digérer des substances impropres
ingurgitées, tâche de s’en libérer par la voie la
plus courte, en retournant par la bouche ce que cette bouche n’aurait
jamais dû avaler. Ce processus, surtout chez des sujets nerveux, démarre même si la
substance indigeste n’est pas effectivement
entrée dans l’estomac, c’est seulement son image qui s’est projetée dans notre conscience,
avec la crainte qu’elle pourrait
éventuellement y entrer – ou éventuellement même pas
son image, ou seulement son
évocation : cela peut suffire pour nous faire vomir ou au moins
nous retourner l’estomac. Cette nausée, ce haut-le-cœur,
cette réaction à l’évocation
désagréable parvenue à la conscience, nous
l’appelons vulgairement écœurement.
Voici donc le premier résultat
accablant, le premier lien qu’offre une analyse comparative du
rire ; elle conduit à creuser davantage, à viser ce qui est
substantiel.
Par son origine végétale
et animale l’instinct humain approche tout objet du monde avec tendance
à l’engloutir – à l’instar de son ancêtre
commun, le protozoaire unicellulaire qui tout simplement s’aplanit et
entoure, ingurgite les corpuscules rencontrés sur son chemin.
Physiquement cette tendance se réalise dans le manger et le boire
– et psychiquement dans l’effort de vouloir connaître, autrement dit annexer dans sa conscience, tout
phénomène, toute relation, tous les tenants et aboutissants du
monde extérieur, comme une
réalité absorbable.
Ayant compris au cours de
l’évolution qu’une partie des objets engloutis est cause de
malheur et de mort, un appareil de défense s’est formé pour
le tri et la sélection. Le
fonctionnement physique de cet appareil est réglé par l’écœurement et son
fonctionnement psychique par la peur.
Nous sommes dégoûtés des substances nuisibles à
notre corps, nous craignons les notions nuisibles à notre psychisme
– la peur et le dégoût nous retiennent de les
absorber : de digérer le poison ou accepter pour
réalité l’invraisemblable.
Pour l’heure, sur ce point, comme
ce n’est pas un livre que nous comptons écrire, nous pouvons
arrêter la sonde
engagée vers la racine des choses. Nous avons trouvé une continuité
directe entre deux émotions purement animales, le dégoût et
la peur, et une manifestation carrément humaine. Dégoût et
peur – c’est de ces deux émotions désagréables
qu’est né, après évolution et raffinement,
jusqu’à devenir méconnaissable, l’état
d’âme qui nous conduit au rire. (Il nous y conduit – car nous
voulons pleurer, mais nous sommes forcés de rire.) Durant son
évolution cet emportement a reçu des signes contraires, tout au
moins pour un observateur superficiel – d’un sentiment
désagréable il est devenu apparemment agréable.
Le rire, nous le souhaitons et
l’exigeons alors que nous haïssons et refusons les pleurs.
Pourtant, encore une fois, quelle est
donc la substance du rire ?
Nous sommes désormais en mesure
de répondre.
Notre conscience affamée
étale au grand jour tous les orifices des organes sensoriels vers le
monde extérieur. Elle s’efforce avidement de ramasser,
connaître, comprendre et lier logiquement (absorber, digérer) tout
ce qu’elle trouve sur son chemin. Transformer le mal en bien, le laid en beau, l’insensé en raisonnable.
Alors intervient une chose qui est
fondamentalement inapte à une telle transformation. Une chose, un
événement, un symptôme, n’importe quoi qui tenacement
et obstinément résiste à l’ambition d’en faire
un composant organique de la raison humaine – tenacement et
obstinément il veut rester ce qu’il était, ce qu’il
était initialement dans le monde extérieur, il refuse de
participer à l’ordre du monde anthropocentrique, il ne veut pas se
disloquer, il ne veut pas perdre sa substance.
Et le rire éclate – la
protestation d’origine crispée, pénible – refus et
rejet. Au prix du court supplice de la crampe du rire nous nous
libérons, nous éjectons de nous l’image que notre raison a
jugée absurde. Plus la chose est absurde, plus elle a du mal à
s’éjecter – plus fort, plus long sera le rire. Après
vient un apaisement, mais pas l’apaisement, berçant, reposant qui
ordinairement suit les pleurs. Observez-le : après des heures de
rigolade, restés seuls, nous portons alentour un regard morne,
insatisfait (déjà Bergson a démontré que pour bien
rire il faut de la compagnie –
seul un fou rit tout seul), le monde nous déplaît, nous aspirons
à le changer, à mieux nous y positionner, à en transformer
les conditions. Une de mes
connaissances ayant essuyé une longue peine de prison m’a un jour
reproché de lui avoir envoyé pour lecture un livre humoristique.
« Comment pourrais-tu savoir, ainsi m’a-t-il
apostrophé, à quel point il est épouvantable de rigoler un
bon coup dans sa cellule, puis jeter le livre, prendre conscience du lieu
où on se trouve – et avoir honte d’avoir
ri ! »
Car les pleurs, c’est paix,
apaisement, résignation, mort, nirvana, bonheur – le rire,
c’est combat, résistance, souffrance, vie.
C’est pourquoi nous dénions
la béatitude aux pleurs – c’est pourquoi nous exigeons la
souffrance du rire.
Voilà ce que j’avais envie
de te souffler à l’oreille, sage qui rit, avec ta tête
renfrognée. Tu devrais rejeter de ton dictionnaire ou le rire ou le
sage. Tout au moins quand je suis présent.
Au demeurant je te souhaite un bon
succès commercial !
20 novembre 1927