Frigyes Karinthy : "Mon journal"
quelques bagatelles
L’homme parcourt le journal au
petit-déjeuner, en bâillant. Il a d’abord tiqué, puis
il a haussé les épaules. (« Ce qui hier m’a fait
dresser le poing, mérite à peine ce matin un haussement
d’épaules… », soupire
Ignotus[1].)
Une bagatelle.
Sur la place de l’Hospice un
artisan cordonnier a mordu jusqu’à la racine et arraché la
langue de sa belle et jeune épouse.
Tâchons d’oublier
l’humour macabre du fait divers ("que cherchait la langue de la petite
femme en instance de divorce dans la bouche du mari furieux ?") et voyons pourquoi, du point de vue du
"retentissement
général", le cas fait tellement sensation. Car
le succès est énorme – pendant une demi-journée tout
Budapest ne parle que de cela, les dames ont des frissons glacés dans la
langue.
Un journaliste expérimenté
découvre en un tour de main le secret de ce succès. Le
succès réside dans les mots "belle et jeune". Si on avait mordu la langue
d’une belle-mère ou d’une quelconque vieille ogresse, il
serait évident qu’on aurait affaire à un simple droit
commun, un acte isolé – manifestement il n’y avait pas d’autre
moyen d’arrêter la langue de vipère en question et en bouche.
(Les mauvaises langues prétendent qu’elle a continué
à fonctionner, cette malfaisante, dans la bouche du héros, mais
il a eu peur et fini par la cracher.)
Mais – belle et jeune.
L’arrachement de la langue suscite
dans le cas présent la notion d’une extase amoureuse, et toutes
les langues non encore arrachées claquent voluptueusement aux quatre
coins de la ville.
Eh bien, dis donc !
Il lui a arraché la langue.
Aux quatre coins de la ville, ces dames
soupirent rêveusement.
« Comme il
l’aimait ! »
Oui. Et à quel point
l’aurait-il aimée s’il lui avait arraché toute la
tête, hein ?
Après
tout, nous avons tendance à présumer qu’un vrai grand amour
ne peut se trouver que sur les îles de Nouvelle-Zélande.
Là-bas, si on aime quelqu’un on le mange entièrement.
Il
serait utile en revanche de trouver un mot nouveau pour la passion sans mordre
et arracher la langue de la belle et jeune femme, compte tenu du fait que le
mot amour est ainsi réservé pour le cas où on
l’arrache. À moins que j’appelle brièvement haine ce
genre d’attitude trop réservé.
Bagatelle !
On
colloque en Amérique sur la paix dans le monde. On propose des
méthodes, des expériences.
L’Europe
affiche un sourire ironique.
Sages
et vieux savants du monde que nous sommes, nous savons déjà que
cette façon de l’Amérique de se ridiculiser,
dévoilant son inculture inouïe, n’est que caprice infantile,
"position dépassée", imagination d’adolescents.
Pacifisme !
C’est
vrai, l’Europe a découvert l’avion et la radio –
n’oublions pas en revanche que c’est l’Europe qui a
découvert le darwinisme aussi. Allons, arrêtez, les enfants !
Faites-nous confiance, nous avons calculé et déterminé la
nature de l’homme, nous sommes allés au fond de ce qui est
substantiel, nous avons décrit l’anatomie du corps et de
l’âme ; et nous
avons déterminé, une fois pour toutes, définitivement,
aussi définitivement que Archimède et Newton ont
définitivement déterminé certaines lois physiques –
aussi définitivement que Kant a déterminé certaines lois
morales et cognitives – que la contrainte et donc la condition et la
cause du bellicisme sont des composantes tout aussi substantielles, immuables
et définitives de la composition de notre âme que le foie et les
reins par exemple sont des composantes définitives et incontournables de
la composition de notre corps – qu’il est donc inutile de faire le
malin, il y aura toujours des guerres, tout comme le corps produit toujours
certaines sécrétions – que parler de paix dans le monde est
une chose tout aussi infantile, inculte, indigne d’un authentique
humaniste que de parler à un vrai savant de perpetuum mobile ou d’homoncule.
Étant
Européen, je me sens presque comme un traître quand, tel un
adolescent agité et obstiné, une envie me tourmente : la
main devant la bouche, chuchoter jusque vers l’autre côté de
l’Océan – hé, vous, lycéens de là-bas,
continuez, surtout continuez ! Les gars, vous savez, moi, j’ai
fréquenté les écoles ici, je connais nos vieux professeurs
barbus qui affichent un sourire sage et triste et, pris de hochements de
tête condescendants, clament la science de la renonciation à tout
comprendre. Vous savez, je vais vous dire : moi, je les ai
déjà vus se fourrer le doigt dans l’œil, ces messieurs
les professeurs – je les ai déjà vus rater
l’expérience qu’ils avaient préparée pour
prouver la Thèse – et j’ai aussi vu réussir
l’expérience qui a renversé la Thèse ! En
quatrième A on m’a expliqué que jamais un corps plus lourd
que l’air ne saurait voler avec un homme à son bord car
c’est impossible par principe
– moi, j’ai vu changer ce principe
quand un mauvais élève qui le jour où on lui aurait
expliqué ce principe avait séché la classe, et qui
s’est tout simplement élevé en l’air.
Loi
éternelle, principe immuable ? Pas plus immuable
qu’éternelle. Les conditions de la guerre éternelle parmi
les éléments de l’âme humaine ? Un jour
quelqu’un viendra qui trouvera, au même endroit, les conditions de
la paix éternelle aussi – c’est à nous de laisser
l’une ou l’autre prendre le dessus.
On
peut traverser les Alpes, Napoléon ignorait qu’on ne pouvait pas
les traverser – et il les a traversées.
Napoléon,
à propos.
J’ai
vu cette semaine deux films – Le
Roi des Rois, tragédie
dramatisée sur le Christ, et un drame sur Napoléon.
Si
je ne tiens pas compte du mystère divin, tous les deux relatent le destin
d’un homme, ils seraient donc commensurables.
La
vie de deux combattants, de deux soldats – tous les deux se sont battus
pour leur patrie. L’un avait "son royaume qui n’était
pas de ce monde" – et pour adversaire la coalition de la
méchanceté humaine, de la bêtise et de la misère. Le
royaume de l’autre était sur cette Terre – il avait pour nom
la France, il avait pour ennemis toutes les nations qui se prétendaient
supérieures. L’un sacrifie sa vie pour la paix, l’autre
sacrifie la paix pour sa vie – mais les deux sont très liés
à la paix, à la vie, au combat. Napoléon, le combattant,
proclame à Moscou la paix dans le monde – le Christ, le
conciliateur, lève la cravache sur les marchands du temple à
Jérusalem.
L’un
termine sa vie d’homme sur la croix, l’autre en exil.
Mais
l’un des deux seulement est un martyr – l’autre n’est
qu’un héros déchu. Le Christ, par sa mort, gagne sa guerre
– Napoléon perd la sienne. Les deux vies étaient des actions – celle du Christ
victorieuse, celle de Napoléon perdue, l’un a vaincu,
l’autre a été vaincu.
Vu
d’ici, de la distance du Temps, la question est restée ouverte
– n’étaient-ils pas adversaires l’un de
l’autre ?
En
tout cas leur exemple est la conclusion pérenne de deux types de
combats, sous la bannière de deux devises – l’une
était : Renforce-toi en
âme, en foi, en volonté, et tu vaincras tes ennemis – celle
de l’autre : affaiblis tes ennemis, détruis-les, tue-les,
même si tu péris toi-même. Les deux s’appliquent
jusqu’à la dernière goutte de sang – mais le sang du
Christ fertilise et épanouit, est profitable pour les deux parties, de
même que ce combat que la science naturelle appelle struggle for life, et qu’elle reconnaît comme la
condition du progrès.
Le
brillant parcours de Napoléon illustre en fin de compte l’échec
d’une action ratée, erronée – le calvaire de sueur et
de sang du Christ représente la victoire de l’action juste,
intelligente.
Au
cours d’une conversation décontractée, quelqu’un a
posé la question : si Madách était vivant,
insérerait-il aussi, entre la scène de la "Tour de
Londres" et celle du Phalanstère, le drame de notre temps (ce
serait absolument nécessaire, parce que nous sommes aussi loin du temps
de Imre Madách que nous sommes près ou
loin du phalanstère bolchevique) – qui parmi les héros de
notre temps aurait-il choisi pour les rôles symboliques de ses trois
personnages permanents, Adam, Ève et Lucifer ?
Résultat
du vote :
Adam
– Dempsey ou Lindbergh.
Lucifer
– Voronoff[2].
Ève
– Joséphine Baker.
Bagatelle.
Pendant
que j’écris cela l’éclairage public de la rue faiblit
– un échafaudage monte devant ma fenêtre du troisième
étage, deux ouvriers peintres me regardent et me saluent poliment.
Voici
les Diables Boiteux de notre temps. Dans combien d’appartements, combien
de chambres et salles de bains ils jettent leur regard chaque jour, dans
l’intimité des vies dans lesquelles personne d’autre ne peut
avoir accès ?
C’est
l’Enfer de Barbusse qui me
vient à l’esprit, les mystères d’une chambre
d’hôtel par le trou de la serrure. Je ne saurais pas proposer
à un écrivain ou un journaliste naturaliste une aventure plus
tentante que de se déguiser et de participer au ravalement d’un
immeuble.
22 janvier 1928