Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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l’honneur de l’Écrivain

 

Évidemment, dès qu’on ne se contente pas de déchiffrer ce genre de problème dans les cornues de la spéculation, ou de lâcher un de ces aphorismes plaisants que nous aimons répondre à ce genre de questionnement collectif, mais qu’on tâte là où le bât blesse, à la place du reflet théorique du phénomène, dans la direction de la réalité vivante – tout d’un coup il s’avère que tout ce qu’on pensait savoir ou superficiellement même penser parfois, sous la pression de l’opinion publique, n’est que pur dogmes et conventions, des notions périmées qui demandent d’être rafraîchies, puisque la vie et l’expérience ne les justifient plus. Or ce rafraîchissement n’est pas possible sans titiller un peu les notions fondamentales.

Par exemple quelqu’un devrait enfin un jour éclairer le cher lecteur sur la vraie nature farfelue ou divine ou je ne sais quoi de l’écrivain ou du poète, créateur des soi-disant œuvres "intellectuelles", en plus d’être Cher-Maître-comment-ça-va-le-travail-et-comment-vous-portez-vous-dans-ce-monde-de-chacals ? (La tâche devrait incomber au bon critique, mais malheureusement les critiques de nos jours préfèrent assouvir dans leurs travaux leurs propres ambitions d’écrivains frustrés, plutôt que s’occuper de ce qui est leur affaire : chercher les lois de l’art.)

Il faudrait enfin faire comprendre, faire comprendre de nouveau car l’ancienne explication est déjà usée, devenue poncif et lieu commun, ce que tout le monde prend pour une métaphore au lieu d’une réalité incandescente : faire comprendre, expliquer que ce qu’on appelle une création intellectuelle, à l’instar de toute autre production de la main et de l’esprit de l’homme, du corps et de l’âme humains, est une réalité créée, une substance active produite par l’imagination de l’homme – et que l’imagination humaine, parmi les forces génératrices et formatrices du monde toujours renaissantes et changeantes joue un rôle tout aussi prédominant que la chaleur ou la lumière, que la force vitale ou l’instinct de conservation et de survie.

Bref : dans ses aspects sociaux une œuvre intellectuelle est tout autant réalité vivante que l’homme lui-même.

Une fois qu’on a reconnu cela, alors nous pouvons vaillamment et gaillardement recourir à la méthode de la "métaphore littérale" - en employant des images archaïques pour peser les choses.

Des images archaïques et des métaphores parlent de la "conception" et de la "naissance" de l’œuvre.

Un écrivain, aussi comique que cela puisse paraître au sens quotidien des termes, est bel et bien fécondé, il est en gésine et il accouche.

Il serait maintenant facile de tirer une conclusion apparente de cette métaphore à l’instar des décadents qui l’ont bien tirée, eux, induisant eux-mêmes et le monde en erreur, donnant à l’opinion publique une fausse image, qui est en même temps nuisible comme on va le voir. Cette conclusion confortable, la voici : dans l’écrivain il y a donc des traits féminins.

Immense erreur.

L’écrivain est l’homme le plus viril au monde puisqu’il exécute le travail le plus viril : il engendre et il crée. De plus, il a besoin d’un ensemble de caractères humains qui définissent l’homme authentique : une forte imagination associée à une logique tranchante, l’ardeur au travail, l’endurance, une bonne mémoire, de la clairvoyance, une force expressive !

Évidemment, à première vue nous nous cognons ainsi au mur d’une contradiction – mais impossible de faire demi-tour, ce mur doit être brisé.

On raconte, hypothèse amusante, que Nobel aurait offert un prix à l’attention de l’homme qui le premier mettrait un enfant au monde.

Si l’on admet l’impossibilité que quelqu’un un jour concoure pour ce prix, et que par le plus grand des hasards ils seraient plusieurs à concourir, il est évident n’est-ce pas que l’homme qui répondrait le mieux aux conditions de la candidature serait celui qui par ailleurs est le plus viril parmi les candidats, puisque d’après les définitions les candidats doivent être des hommes – les êtres intermédiaires, les hermaphrodites verraient leurs chances passablement amoindries dans la compétition.

Nous pouvons donc tranquillement utiliser la métaphore inconfortable que l’écrivain est un homme qui accouche – son trait spécifique et particulier concerne seul et exclusivement le fait d’accoucher, par ailleurs il n’a aucune autre ressemblance avec les femmes, je dirais même que sa nature et son caractère en sont même l’opposé le plus naturel – c’est un être qui a la vocation de créer, de mener, de gouverner : en somme, un homme.

Cette situation paradoxale est la principale source de la confusion des notions. C’est la raison pour laquelle, à certaines époques troubles où l’on ne reconnaissait pas suffisamment l’importance de la création intellectuelle, l’écrivain était contraint de renier sa virilité – dans l’intérêt de l’œuvre, afin de la sauver, de la créer, il était contraint de recourir à des moyens féminins, de ruser, mentir, flatter les puissants, faire le clown, se montrer lâche, courber l’échine. Il recevait en échange, en aumône, la courtoisie et l’indulgence qui généralement sont dues aux femmes – il avait besoin de cette aumône.

Mais dans son for intérieur, le vrai écrivain a toujours su qu’il n’était pas un lâche – tout comme n’est pas lâche une femme enceinte, future mère qui recule devant un danger auquel dans d’autres circonstances la femme fait face : elle ne se protège pas elle-même, elle protège une autre vie, impuissante et désarmée pour le moment. Ne mets pas en danger le fœtus que celui-là porte en son sein sous forme de rêve informé – tu verras que tu as affaire à un homme ! Ou bien attends qu’il mette son œuvre au monde entièrement, et essaie alors de l’offenser cette œuvre – tu verras que tu as affaire à un homme !

Comment pourrait-on y remédier – comment pourrait-on solutionner la situation étrange de l’écrivain ?

Inutile de projeter une utopie fantastique pour chercher une réponse. L’histoire recèle un exemple magnifique d’une telle solution. Qui plus est, ce n’est même pas l’histoire du passé proche "éclairé" mais c’est le Moyen Âge "obscur" qui sert l’exemple.

Il est bien connu que les créations les plus splendides et les plus parfaites de l’architecture sont les gigantesques cathédrales du Moyen Âge. Un travail spirituel et physique colossal s’est investi dans les murs de ces cathédrales – elles ont été dessinées et bâties par des artistes. La durée de la vie d’un homme ne suffisait d’ailleurs pas pour l’achever – l’artiste constructeur éduquait son fils ou son disciple pour qu’il devienne un artiste semblable à lui et qu’il continue l’œuvre quand il n’y serait plus.

Mais comment ont-ils pu le faire ?

La foi religieuse propre au Moyen Âge a instinctivement trouvé la seule voie possible.

Si aujourd’hui tu prononces le terme : "franc-maçon", Monsieur Kovács hélera la police et évoquera les Juifs accapareurs. Car Monsieur Kovács ignore l’origine de ce terme. Nous informons Monsieur Kovács qu’on appelait francs-maçons les maîtres constructeurs de ces cathédrales qui, afin de bâtir une de ces œuvres, se groupaient et s’installaient avec la détermination de ne pas quitter les lieux avant d’avoir construit l’œuvre, même si cela devait durer cent ans. Et les puissants de l’obscur Moyen Âge qui opprimaient tous les droits de l’homme, accordaient à ces maîtres une autonomie – le mot "franc" devant le mot maçon signifie que les maîtres constructeurs des cathédrales n’étaient soumis à aucune autorité, ni a aucune loi administrative, ils avaient des lois et une constitution à part, correspondant à leurs objectifs, c’est seulement devant elles qu’ils étaient responsables ainsi que devant les juges cooptés parmi eux, en qui ils avaient confiance, qui les comprenaient, devant personne d’autre. Ils étaient donc francs, libres, et ils n’ont pas abusé de cette liberté, les cathédrales en témoignent – en effet, si tu libères un artiste, il n’utilisera pas sa liberté pour détruire, mais pour construire. Pour construire, pour œuvrer virilement – ces maîtres, ces artistes, n’étaient-ils peut-être pas des hommes ? Ils étaient bel et bien des hommes, et les meilleurs, les plus courageux : pour achever leur œuvre ils travaillaient là-haut, dans la hauteur vertigineuse de la pointe des clochers !

C’est peut-être de ce genre de privilège dont devrait jouir tout créateur d’œuvre intellectuelle, pas de la politesse sirupeuse et de la tendresse indulgente contenue dans ce "cher maître" qui essayent de rabaisser l’écrivain au niveau des femmes dans la bouche des puissants possesseurs des biens terrestres, condescendants "protecteurs de la littérature".

Ou bien…

Ou bien, s’il ne peut en être question, si l’écrivain, l’élu de l’esprit, doit se contenter de n’être qu’un objet de plaisir amusant de la société, tel une jolie femme ou son harem pour le sultan, au lieu de lui faire une place parmi les hommes qui dirigent et qui gouvernent la société – soyons là au moins conséquents. Si, compte tenu des conditions misérables, vous êtes souvent obligés de lui refuser son amour-propre d’homme, son honneur d’homme, donnez-lui au moins un honneur d’artiste à part et défendez-le, tout comme une loi à part défend et protège l’honneur des femmes. Cette loi à part selon laquelle, quand il s’agit de l’honneur d’une femme, on ne permet aucune instruction, mais on condamne tout simplement le calomniateur, cette loi est nécessaire car la femme a besoin d’être protégée, la femme est enceinte, elle met au monde un enfant, et l’enfant est plus important que tout le reste, il est peut-être plus important que l’honneur de la femme.

L’honneur de l’écrivain…

Cherche-le dans son œuvre.

5 février 1928

 

Suite du recueil