Frigyes Karinthy : "Mon journal"
cinÉma parlant
J’ai donc vu du cinéma parlant,
j’ai donc entendu l’image mobile.
Pour
le moment c’est indifférent comment elle parle – ce qui
compte c’est qu’elle parle, même si c’est en
balbutiant : ce n’est plus qu’une question
d’années ou de mois pour qu’elle parle correctement. Par
expérience nous devons déjà nous habituer à ce que
les Techniques, ce monde féerique des machines, cette vie
mécanique fourmillante qui est née ici sous nos yeux, cette plus
nouvelle forme de la vie sur la Terre, avec ses activités semblables
à celles de l’animal humain, les Techniques que nous avons
créées à notre propre image, ces monstres étranges,
les homoncules, avec leur cordon ombilical qui pour le moment s’accrochent
à l’utérus de notre cerveau – ces instruments plus
précis et plus perfectionnés que nous (qui sait ?
Peut-être justement que les ancêtres de l’Übermensch,
du surhomme – peut-être n’était-ce pas tout à
fait un songe, ce que j’ai rêvé dans Farémido, qu’un jour ils
pourraient se détacher du cordon ombilical !) – eh bien oui,
nous devons nous habituer à ce que la Technique déjà
née s’épanouisse, apprenne à parler et à marcher,
se fortifie, devienne enfin adulte, en son genre aussi vite et aussi
merveilleusement que le gamin de l’espèce humaine.
Je
vous jure qu’il parle, ce gamin mécanique. Au premier instant
c’est drôle de l’entendre, comme chez l’enfant
balbutiant « papa, maman » pour la première fois,
on est plutôt saisi par le charme du comique que par un recueillement
ressenti devant cette évolution. À l’instar de
l’enfant, après le premier mot prononcé on rit davantage de
l’enfant qui est encore si petit, qu’on ne s’émerveille
parce qu’il est déjà si grand. C’est exactement la
chose que j’ai ressentie au cinéma parlant. Nous commencions
à nous habituer à prendre au sérieux l’image mobile
en tant que technique, la prendre pour une image fidèle, presque
équivalente à la réalité, pour son reflet parfait. Maintenant que l’image se met
à parler il apparaît tout à coup que ce n’est
vraiment qu’une image, et
même passablement imparfaite : une pâle ombre sur un
écran, très éloignée encore de sa forme finale, du
miroir étincelant qui rendra sans réserve la
réalité en couleur, en luminosité et en
plasticité. Elle s’est mise à parler un peu trop
tôt, on a du mal à croire que le son jaillit des gorges et des
poumons, on soupçonne un gramophone ou une radio, simplement parce que l’image mobile
d’aujourd’hui n’a pas encore la forme de
C’était
un premier point.
L’autre
– mais ce n’est plus un problème technique. L’utopie
de l’Homoncule – Übermensch –
n’a rien à voir là-dedans, ça ne regarde plus que
nous, les misérables hommes ordinaires de chair et d’os –
rien ne peux y aider, aucune machine ou instrument, ni radio, ni avion, ni
rayon gamma, rien – nous devrions régler cette affaire entre nous,
sans faire appel aux machines et utopies, sans le soutien de madame machine
à vapeur et monsieur moteur électrique, si possible –
seulement voilà, il paraît qu’on ne peut pas, ce n’est
pas possible, tout simplement parce que nous
ne le voulons pas, parce qu’à cette misère et à
cette douleur et à ce désagrément, personne ne veut y
remédier, ni toi, ni moi, ni lui – car il paraît que les
hommes, nous les hommes, préférons encore cette misère et
cette douleur et ce désagrément au moyen qui permettrait
d’y remédier – et qui plus est, s’agissant des
misérables hommes et non pas
de machines plaisantes, propres,
avenantes, il n’est pas impossible que nous y tenions tant, justement parce que c’est
douloureux et désagréable et impossible. En effet – chers
descendants, vous, êtres mécaniques parfaits – vos
ancêtres, nous les hommes (et vous aurez beau être parfaits, ou
même précisément pour cette raison, vous ne pourrez jamais
le comprendre), nous étions de si drôles d’oiseaux, nous
nous sentions souvent davantage attirés par l’imparfait
plutôt que par le parfait – nous aimions davantage la peine que la
joie.
L’autre
problème réside en effet dans le fait que l’image mobile
s’est mis à parler en anglais.
Et
par là la grande question de la Tour de Babel est tout à coup
redevenue d’actualité, cette tour que la propension de ce siècle à écrire en image,
la civilisation remplaçant la parole multilingue par une image compréhensible pour tous a
tenté, à défaut d’autre solution, de contourner de
force,. Fiévreusement et à une allure de plus en plus
vertigineuse, le monde s’efforce de
circuler et de communiquer – c’est la tendance du
progrès ; mais les gens ne peuvent plus se parler car chaque nation
s’accroche à sa langue, à sa culture linguistique. Ainsi,
cultures et civilisations s’entrechoquent sur ce point – en effet,
c’est la catastrophe
tragicomique de Babel qui nous menaçait. Par la création de
l’industrie cinématographique, l’Amérique a
apparemment tranché le nœud gordien. Pas besoin de parler, et nous nous comprendrons
d’emblée – voici le film, voici la photographie,
l’image, le signe, le dessin, que tout le monde comprend – vive
l’image mobile, ce nouveau langage
des signes qui rend inutile le mot prononcé sur les
tréteaux ! Et voici que sont nées à la va-vite une
nouvelle esthétique, une nouvelle dramaturgie, et même une
idéologie, une philosophie, une métaphysique, la métaphysique du cinéma,
proclamant que ce bébé miracle appartient à tous à
la fois, sa patrie est tout l’univers, car tout ce que jusqu’ici il
avait l’habitude de régler en paroles, il le réglera par
l’action et les actes. Et ils ne se sont pas aperçus que ce
à quoi nous avons assisté n’est pas un progrès mais
un déclin, un retour dans le brouillard des hiéroglyphes
égyptiens ?
Mais
que va-t-il advenir ?
L’enfant,
disais-je, s’est mis à parler – et il a parlé en
anglais. Par hasard justement en anglais. Il n’est compris que par ceux
qui par hasard justement comprennent l’anglais.
Et
maintenant comment vont-ils s’en tirer ?
Les
grandes firmes cinématographiques mondiales, en Amérique,
fabriquent leurs films pour le monde entier – il suffit de remplacer
quelques inserts et leurs images sont achetées et projetées aussi
bien au Kamtchatka qu’à la Terre de Feu.
Mais
que se passera-t-il maintenant si la parole humaine recouvre sur
l’écran aussi son droit naturel – si les protagonistes du
drame cinématographique se mettent à parler – chacun dans
sa langue ?
La
parole humaine opprimée et bafouée retentira de nouveau –
et la vision de la Tour de Babel menacera de nouveau, prenant sa revanche sur
l’époque contre nature de l’oppression.
Une
industrie cinématographique nationale, séparément pour
chaque nation ?
Et
comment imaginer un succès mondial ? Un drame filmé, une
fois qu’il se met à parler,
il n’est pas pensable de le traduire dans des langues
étrangères, impossible de le mettre dans la bouche
d’acteurs étrangers – le film parlant doit vivre et mourir au
pays où il est né, beaucoup plus encore qu’un Anglais, un
Français ou un Hongrois vivant s’il n’est qu’Anglais,
que Français ou que Hongrois, dans sa langue, dans sa culture !
La
demi-solution du problème de
la communication humaine, l’image, l’imagerie, le film, la
photographie, se retourne ainsi à l’envers.
Une
vraie solution s’était
proposée – rêvée par un certain docteur Zamenhof[1].
Une langue mondiale, construite habilement, artificiellement, nommée Espéranto. Une langue auxiliaire,
véhiculaire, que chacun devrait apprendre en plus de sa langue
maternelle. La langue de la communication internationale.
Il
est évident qu’il n’y a pas d’autre solution pour
résoudre le problème de Babel.
Et
pourtant, de façon incompréhensible, sans argument et sans
explication, on ressent un refus et une réticence partout dans le monde,
que l’admiration, la foi et la volonté enthousiastes des
espérantistes – je le tiens d’eux – sont incapables de
vaincre.
Mais
pourquoi ?
La
réponse est un haussement d’épaules méfiant. Allons
donc ! C’est une chose contre nature, antipathique, sans vie, non
artistique – voici les contre arguments stéréotypés.
Le
principal d’entre eux est que c’est contre nature.
Mais,
n’est pas contre nature dans le monde tout ce qui rend le naturel
possible – la technique, les instruments et toute création humaine, ce qu’on appelle
généralement la civilisation ?
Civilisation
et culture – on dit beaucoup de sottises sur l’importance, sur
l’interaction, sur la lutte de ces deux notions.
Pourtant
il s’agit simplement de définir
enfin ce que ces termes signifient.
Leur
définition me paraît simple.
La
culture – est ce qui est naturel.
La
civilisation – est ce qui est contraire à la nature.
Les
deux ensembles – font l’homme.
L’activité
antinaturelle de l’homme vise à préserver, protéger
et conserver ses valeurs naturelles. Le but de la civilisation est de faire de
la culture un trésor universel.
L’objectif
d’une langue artificielle ne serait pas, comme des imbéciles
précieux et minaudiers le croient, de balayer et d’affaiblir, mais
bien au contraire de défendre et choyer les langues nationales, ces
patrimoines culturels plusieurs fois millénaires, dans le
menaçant tourbillon de Babel.
J’accompagne
avec beaucoup de sympathie le combat tragique et perdu des militants de cette
langue artificielle contre l’esprit du temps.
19 février 1928