Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

afficher le texte en hongrois

on applaudit au cinÉma

 

La pellicule grésille et défile – je suis assis dans la salle. Autour de moi alternances successives et rapides de gaîtés orageuses et de silences émus.

Depuis un certain temps – d’autres ont dû également l’observer – le public de l’écran vivant réagit avec un inhabituel entrain : on dirait qu’il s’est transformé, il s’est libéré. La bouche bée qui, à l’époque archaïque, il y a une vingtaine d’années, se fixait sur la toile, ne s’adressait pas encore à l’époque au drame ou à la comédie – nous admirions la merveille, l’invention, l’instant fixé qui vivait et bougeait – le Souvenir se transformait comme par enchantement en Vécu. Il a fallu du temps pour que cette bouche bée parvienne à se refermer.

J’ai l’impression que le public n’a su se remettre de ce miracle que récemment. À l’instar de notre éveil, il y a six mille ans, que du miracle d’un alignement long et dense de petits signes et traits assemblés puisse naître Pensée et Esprit et nous n’admirons plus la lettre – le public du cinéma ne se retourne plus en arrière vers la machine endiablée qui produit tout ça.

Le public prend l’ombre du passé restituée par enchantement pour l’argent comptant d’un réel vécu. Tout comme ou peut-être plus encore que ce que des comédiens vivants produisent sur scène.

C’est vrai, le cinéma est devenu du théâtre.

Une nouvelle coutume est née : un peu bizarre encore aujourd’hui, mais bientôt nous la trouverons tout à fait naturelle.

Le public applaudit au cinéma.

Il applaudit et il rit à haute voix et il éclate en sanglots : il entre en contact avec le diable et l’ange peints sur le mur. Il manifeste son plaisir, il prime les comédiens dont seulement l’ombre est présente – il transforme les ombres en messagères du vivant.

Il m’entraîne avec lui. Pour le moment je n’applaudis pas – la culture à laquelle on m’a contraint, l’intelligence qu’on m’a inculquée par la contrainte fait que pour le moment je distingue imagination et réalité, et brouiller les deux me paraît ridicule.

Mais le circuit électrique de l’enthousiasme de masse me parcourt aussi bientôt. Je trouve encore ridicule de prendre la silhouette dessinée sur un drap pour un acteur vivant, mais je ne trouve plus ridicule de prendre cette animation pour dramatique, pour un miroir complet et réel de la réalité, pour la Vie déclarée, à l’instar des drames, sans que le comédien dise le moindre mot.

On assiste à un drame et le protagoniste du drame ne dit pas un seul mot. Et pourtant nous apprenons tout à son sujet, ses désirs, ses souffrances, ses joies – nous apprenons s’il est bon ou méchant, nous compatissons ou nous lui en voulons. Nous comprenons tout cela avec la même certitude que nous comprenons la tragédie de Hamlet à partir de ce  qu’il dit – ici nous les comprenons à partir de ce qu’il fait.

Le visage de Jannings[1] se tord, des larmes jaillissent de ses yeux, il se penche en avant, vers le miroir – et à la vue de l’amour malheureux j’ai la gorge qui se serre, tout comme la gorge de mon bisaïeul s’est serré à la lecture de la tirade amère de Werther ou à l’écoute, les yeux fermés, de la passion de Roméo.

Cela dénote quelque chose d’inquiétant. Et le fond de ma raison nourrie du lait des mots, et mon imagination nourrie de ma raison sont parcourus par le frisson glacé d’un très grand doute morose – sombre, muet.

Nous avons tant cru, durant six mille ans que ce que nous sentons, ce que nous pensons, ce que nous désirons, ce que nous aimons et haïssons, tout cela s’est libéré, est devenu notre bien commun, a trouvé le moyen de se manifester, de s’exprimer, quand nous avons appris à parler les uns avec les autres.

Aurions-nous fait demi-tour et serions-nous revenus au langage des signes, capables d’exprimer des passions mais pas des pensées ?

Pensées et mots naissent au même moment. Ce qui n’a pas besoin de mots, n’a pas besoin de pensée non plus.

Ce retour – est-ce un déclin, une tentative d’une époque barbare ?

Ou bien nous serions-nous trompés durant six mille ans ? Le lien qui attache les gens ensemble, leurs affaires communes, ne se manifesterait-il pas dans leurs pensées mutuelles mais dans quelque chose dont la pensée n’est qu’un excessif raffinement tardif, abâtardi, dévié, une dégénérescence, dans les emportements archaïques et éternels que nous éprouvons les uns envers les autres ?

Est-ce une nouvelle Atlantide – une culture égarée dans un cul-de-sac se serait-elle immergée sous la mer ? Déesse Pensée et Son serviteur le Mot seraient-ils moribonds dans un crépuscule frissonnant ?

Ce langage muet des signes n’est peut-être même pas un fantôme du passé – la musique de l’avenir ? La musique de ce Farémido où le parfait homme divin n’a plus besoin de mot et de pensée – a-t-il reconnu que la pensée se mord la queue, qu’elle est l’affaire d’un seul homme, et que là où ils sont deux, seule la majesté de la passion peut créer harmonie et fusion ab nihilo ? Et ayant déserté le mot, il s’est d’abord tourné vers l’autre avec les mains et les yeux – puis la Voix a de nouveau jailli de sa gorge, mais le mot n’était plus bruit strident, outil grinçant de pensées floues – la corde vocale originelle, éveillée à sa vocation, est devenue musique, pour le plus grand plaisir de l’autre, pour fusionner avec l’autre comme les amoureux s’enfoncent dans le regard de l’autre en cherchant leur âme.

Eh oui – Ramón Novarro[2] et Dolores del Rio[3] ne font pas autre chose sur l’écran. Et il n’y a pas d’autre voix que la musique d’accompagnement. Un instant suffit et nous sommes enclins à nous imaginer que cette musique ne provient pas de la fosse d’orchestre – que ce sont leurs gorges, leurs visages, leurs bouches et leurs yeux qui chantent.

Près de moi Madame Aigle et Madame Talent, les amies farceuses, déglutissent d’émotion.

Heureusement cela me fait revenir à moi.

On en est loin.

La mort de la pensée – l’Atlantide des mots – comment ai-je pu proférer tant d’élucubrations, tant de sottises dans mon amertume ?

Tout est beaucoup plus simple – plus simple et plus clair.

Ce n’est pas la mort, ce n’est qu’un songe – le songe des âmes tourmentées. Tu ne fais que dormir, pensée fatiguée, pensée immortelle.

Ce n’est pas toi qui as désenchanté le monde, ô sens divin des choses, dieu de raison, idéal – c’est ton prophète qui t’a trahie, parole humaine faillible.

Il n’a pas perdu ses illusions du drame, seulement de la scène – pas de l’émotion, seulement du pathos – pas de la raison, seulement de la déraison – nullement du verbe, seulement du mensonge.

C’est un dégoût, une fatigue – le répit de l’âme qui s’est trop empiffrée de mauvaise tambouille.

Trop, trop, trop de mots – nous l’avons avalé et englouti et cru ce mot, durant cent ans – et puis au début du siècle il s’est avéré tout à coup que nous avalions et engloutissions de l’air, il ne s’est pas transformé en nous en corps et en sang : confrontée à la réalité lorsque explosait l’instinct archaïque, il n’y avait plus de force, plus de puissance, dans l’âme gonflée de mots – face aux passions il n’y avait plus d’autre aide possible que la passion.

Et dans les jours de la réalité sanglante, le public a tout doucement perdu ses illusions des mots.

Le mot a perdu son crédit. Et pris en flagrant délit de mensonge, le croyant blessé ne croyait désormais plus du tout le mot – une sorte de doute s’est enraciné en lui que dès le début le mot n’était autre que mensonge : né d’une panique, du cri de panique du plus faible, il s’est transformé en parole articulée – afin d’induire le plus fort en erreur, afin de le démobiliser, afin de gagner du temps, afin de repousser la fatalité.

Les enfants humains ont dû beaucoup mentir à tort et à travers si aujourd’hui nous ne pouvons plus croire qu’en le réflexe direct physique de la passion, qu’en la sincérité du geste.

Car nous y sommes – voilà la cause du succès du cinéma.

D’abord c’est la politique et la peur qui nous ont désaccoutumés du parler vrai – elles ont transformé le monde en une piste sanglante, il fallait ou se taire ou mentir pour ne pas avoir le crâne fracassé – et tu as préféré ou te taire ou mentir : que vaut la vérité dans un crâne fracassé ?

Et puis vint la science pour éveiller des doutes – est-ce la vérité ce que tu conçois comme tel ? La psychanalyse a tout ébranlé en toi – malheureux enfant effrayé, tu ne mens plus seulement à autrui : tu en as tellement pris le rythme, tu ne peux plus te fier à ta propre pensée.

Que reste-t-il donc d’autre que le simple geste, l’archaïque frétillement qui finira peut-être quand même par dévoiler ton état véritable, ton vrai rapport à autrui, à toi-même ?

Pas besoin de drame. Pas besoin de littérature. Pas besoin de poésie. Pas besoin de théâtre. Pas besoin de parole. Nous avons trop été déçus pas nos paroles réciproques.

Ne me dis pas que tu m’aimes. Étreins-moi si tu m’aimes.

Ne me dis pas que tu me hais. Tue-moi si tu en es capable.

16 septembre 1928

 

Suite du recueil

 



[1] Émile Jannings (1884-1950), acteur suisse allemand, vedette du cinéma de l’époque.

[2] Ramón Novarro (1899-1968). Acteur mexicain ayant fait sa carrière à Hollywood. Son plus grand succès : Ben Hur en 1925.

[3] Dolores del Rio (1905-1983). Une des plus grande star du cinéma, cousine de Ramón Novarro.