Frigyes Karinthy : "Mon journal"
acroba-a-te !
diploma-a-te ! hop !
Tout Pest a été
enchanté par ce mignon petit clown anglais qui s’est produit
durant un mois à l’Orpheum. Les larmes
nous coulaient des yeux tant il fallait rire. Et où que j’aille,
partout où on en parle, où on y pense, tout le monde tente de
l’imiter, les bras levés, les yeux exorbités de plaisir,
avec sa voix d’un enchantement étourdissant, tel qu’il le
fait, cet inoubliable petit Rivel[1] :
- Acroba-a-te !... Hop !!...
En
effet, c’est son truc et son art et sa philosophie. Il est un petit
clown, il sautille sur les tréteaux, dans la panoplie traditionnelle,
comme les autres. Mais si pendant ce temps son partenaire lui dit par
exemple : « dis, assez de galipettes, jouons de la
trompette », alors à l’instant même il cesse de
faire ses galipettes, il écarte les bras, ses yeux se tournent vers le
ciel et envahi d’un bonheur inouï, extraterrestre, comme qui voit
accomplir son désir et son ambition et son but les plus profonds, les
plus secrets, dans la vie, marmonne en larmes une action de grâce
à Dieu qui a permis son salut, il chuchote, attendri, hochant la
tête dans l’ivresse de la béatitude :
- Trompeter !... Hop !...
Et
il se lance, il souffle effroyablement dans sa trompette. Et il trompette, et
alors au milieu d’une gamme ascendante son partenaire lui dit :
« dis, sautons plutôt sur la tête l’un de
l’autre comme des acrobates » et Rivel
jette sa trompette, ses yeux s’exorbitent, il écarte les bras
(voir plus haut).
- Acroba-a-te !... Hop !!...
Et
pendant ce temps n’importe quoi qu’on lui propose, jouer du violon,
quelque chose de triste et émouvant, ou plutôt chanter cocorico,
ou plutôt faire le pont, ou démonter le pont, ou plutôt
être un père sérieux, ou plutôt faire la sauterelle,
ou plutôt l’éléphant, Rivel
cesse sur le champ l’exercice précédent et avec tout
l’enthousiasme et l’élan flamboyant de son cœur, il est
prêt à devenir sauterelle et éléphant et père
sérieux et ingénieur bâtisseur de pont et
révolutionnaire destructeur de ponts : il est à tel point
convaincu de la magnificence de sa vocation que l’explosion continuelle
de son ravissement le gêne dans l’exercice de sa vocation –
par exemple il fait l’acrobate et il tient son partenaire debout sur sa
tête et tout à coup il écarte les bras. « Acroba-a-te !... Oh !!... »,
marmonne-t-il et le partenaire debout sur sa tête se retrouve par terre.
J’ai
bien l’impression que cette fois nous n’avons pas ri de la
difformité, du grotesque, de l’extraordinaire, mais nous avons ri
de quelque chose qui est un trait humain ordinaire et général,
quelque chose qui est plus que la satisfaction de nous reconnaître
– nous n’avons pas ri d’avoir reconnu que nous étions comme ça,
disons, pendant l’enfance, nous avons ri parce que nous avons reconnu que
nous sommes toujours comme ça
– je vais même plus loin : pas parce que nous sommes aussi
comme ça, mais parce que nous sommes uniquement
comme ça.
Parce
que, n’est-ce pas, il est inutile d’expliquer que la production de Rivel représente l’état de
l’âme que prétentieusement nous appelons l’enfance. Pour un enfant –
seulement pour les enfants – tout est jeu ; tous les rôles
dans lesquels il peut s’imaginer s’élargissent à
l’infini, paraissent l’unique possibilité, tant que dure ce
rôle – une infidélité parfaite à
soi-même en cent variations.
Mais
pourquoi est-ce aussi comique ? Parce que c’est stupide ?
Et
si oui, est-ce parce que l’enfant est
stupide ? Ou plutôt…
Dans
la salle de l’horloge, en la présence de Stresemann[2]
et des autres ministres des affaires étrangères, Briand donne
lecture solennelle du pacte de paix de Kellogg selon lequel… Vous savez
tout cela. Et maintenant, Messieurs, nous allons le signer,
d’accord ? – dit Briand, et les ministres défilent
derrière la table et signent solennellement le pacte… La main
tremblante ils saisissent le stylo, et avant de signer, à l’instar
de Briand, leurs yeux s’exorbitent pour un instant et leurs bras
s’écartent sous l’effet de l’émotion.
- Apôtre
de la paix !!... Hop !!
Et
au même moment des milliers et des centaines de milliers d’hommes
politiques, de journalistes, de soldats, d’anciens soldats, de gens
ordinaires dans toute l’Europe, disent et écrivent avec eux :
- Paix !!... Compréhension !... Hop !!
Et
ils s’emploient très sérieusement à vouloir
maintenant faire la paix.
Une
heure plus tard dans un aparté, Briand et le ministre anglais signent un
pacte de guerre contre l’Allemagne et l’Amérique. Ils se
regardent en face avec enthousiasme.
- Patriotisme !
Défense de la nation !... Hop !!
Et
en Angleterre et en France d’une part, et en Allemagne et en
Amérique d’autre part, d’ailleurs les mêmes hommes
politiques et journalistes et soldats et anciens soldats et même les gens
ordinaires crieraient avec enthousiasme :
- Défense
de la nation !... Vaillance ! Courage !... Hop !!
Qui
est le clown ici ? Et qui est le public ? Est-ce
l’Europe ? Est-ce Briand ? La question est de savoir qui rit de
l’autre. Mais ça, on ne peut jamais le savoir avec certitude.
Je
suis tombé sur un livre français, son auteur est Charles Richet[3],
son titre : L’homme stupide. C’est un ouvrage philosophique,
il traite et atteste avec sérieux sa découverte selon laquelle
l’homme se distingue de toute autre espèce animale et
végétale par sa bêtise sans limite. Ceci en partant des
notions exactes de l’intelligence et de la stupidité. Selon lui
l’intelligence suppose que, dans l’intérêt de son
individu et de son espèce, un être vivant juge correctement les circonstances
et agit correctement, et la stupidité est exactement le contraire. Il
démontre que jamais et nulle part aucune espèce animale ou
végétale ne juge aussi mal les conditions et ne commet en
conséquence autant de bêtises que l’homme.
Il
est certain, dit-il, que ni avec un chien, ni même avec un rat on ne
pourrait plaisanter en présentant sous son nez tantôt un bout de
pain tantôt une allumette enflammée sans qu’il trouve
immédiatement l’attitude adéquate. Il serait impensable de
faire croire à un troupeau de bovins ou même à un essaim de
guêpes que suite à certaines réflexions de principe, pour
fuir les dangers des prairies, il vaut mieux chercher refuge dans les
étables incendiées. Il est bizarre aussi que les gens pensent
souvent aux bêtes pour établir certaines notions, alors que les
animaux ne pensent jamais à l’homme jusqu’à
l’instant où elles se trouvent confrontées à lui un
jour de malchance. L’idéal du courage ou de la lâcheté
par exemple, nous ne les comprenons qu’en pensant au lion et au lapin
– et comme, tout à fait à tort, nous qualifions toujours le
courage de beau et vertueux, nous nous efforçons d’imiter le lion
même quand il serait justement plus beau et préférable de
ressembler au lapin. Un lion ne prétendrait jamais être aussi
courageux que Mussolini. Un lion est courageux tout simplement parce que vu ses
conditions et ses particularités c’est pour lui l’attitude
la plus adéquate – il est courageux suivant une réflexion
aussi juste et aussi pertinente que le lapin est poltron. Je soupçonne
que si le lion a un idéal qu’il respecte, ce n’est pas
Mussolini, c’est plutôt le lapin qui ose être suffisamment
courageux pour le fuir lui.
À
l’exception des cas où l’animal est encore très
jeune.
Celui
qui a un jour joué avec un lionceau ou un chaton ou un lapereau ou un
bébé hirondelle a pu découvrir en ce petit un trait qui
apparemment disparaît au cours de l’évolution :
l’imagination.
Le
chaton griffe et mord comme un lion – le lionceau gesticule pour attraper
la pelote comme un chat.
Ils
oublient ce qu’ils sont.
Tout
à l’heure j’ai dit : les animaux n’imitent ni
l’un l’autre ni l’homme. Un seul animal fait exception :
le singe. Ce n’est peut-être pas la ressemblance extérieure,
mais plutôt la ressemblance
intérieure qui nous a fait supposer qu’il s’agit
d’un possible parent.
L’homme
est un enfant du singe – et de tous les autres animaux.
Ce
livre français, peut-être qu’il exagère quand
même.
Il
est simplement trop tôt pour déterminer si l’homme est
intelligent ou stupide. C’est une espèce qui n’est pas
encore mûre ! C’est une espèce qui vit son enfance. Il
est trop tôt pour savoir ce qu’elle deviendra. Il n’a pas
encore de propriété, depuis six mille ans il ne fait
qu’imaginer, jouer. Son partenaire, la nature, lui chuchote : oh
toi, petit singe ! Et lui répond enchanté :
- Singe !!...
Hop !!
Ainsi
de suite.
- Lion !!...
Hop !!
- Héros !!...
Hop !!
- Sage !!... Hop !!
- Chrétien !!...
Hop !!
- Païen !!...
Hop !!
- Paix !!...
Hop !!
- Guerre !!...
Hop !!
Cher
Rivel ! Cher frère de Socrate, de Napoléon,
de Kellogg – seul le poète peut te comprendre vraiment, il est le
seul qui s’est forgé une maturité de sobre sagesse dans ce
cirque ivre appelé Europe.
30 septembre 1928
[1] Charlie Rivel (1896-1983). Clown d’origine espagnole, internationalement connu dans le monde du cirque. (Devenu hélas par la suite raciste et ami personnel d’Adolf Hitler.)
[2] Gustav Streseman (1878-1929). Homme politique allemand.
[3] Charles Richet (1850-1935)
médecin, écrivain et philosophe, prix Nobel de médecine
(1913). L’homme stupide (1919)