Frigyes
Karinthy : "Mon
journal"
Je vous plais ?
Je vous réponds par cette voie, chère Madame.
En effet, si la question n’était pas
inattendue, elle ne s’est pas prêtée à une réponse à chaud. Tout au moins pas
pour moi, qui avais à ce propos…
Un avis personnel ?
Un avis personnel, sur la beauté ?
Plaire ou ne pas plaire ?
Eh bien, pas tout à fait. Un avis, disons, plus
rationnel.
En tout cas je vous demande pardon pour ma
gaucherie. Mais ne vous imaginez pas pour autant que j’étais pris au dépourvu.
Au contraire. Si je ne vous ai pas répondu aussitôt c’est peut-être parce que
j’attendais trop la question.
J’ai eu la chance de faire votre
connaissance, Madame, trois minutes auparavant, et je reconnais que pendant ces
trois minutes je n’ai pas cessé d’observer attentivement votre visage – je sais
que cette action se traduit dans votre dictionnaire : je vous ai fixée, je
suis resté baba devant vous, vous m’avez subjugué, je voulais vous séduire, je
vous ai demandé votre main, je n’ai pas pu vous résister, je voulais vous
enlever et vous brandir au-dessus de ma tête comme une oriflamme ravie à
l’ennemi, je voulais me hisser avec vous, Madame, tel un fauve, au premier
lampadaire.
Il faut dire, Madame, que, vu de mon côté,
tout cela s’est limité, comme je vous le dis, à ce que j’ai observé votre
visage attentivement et pourtant distraitement, mais, je le répète, je n’étais
pas étonné lorsque vous avez brandi la question ci-dessus, non sans ironie, en
tout cas avec l’accent d’une résistance guerrière, mais manifestement avec la
certitude victorieuse que la réponse ne pouvait être que favorable.
C’est-à-dire vous être favorable.
Comment ne pourrait-elle pas l’être !
Comme si un millionnaire participant à un
riche banquet demandait au pauvre mendiant attardé sous la fenêtre qu’il a
surpris à reluquer les agapes – alors, mon petit, ça vous plairait, une petite
cuisse ?
Bref, vous étiez plus que certaine, à ce
moment-là, que votre grâce me plaisait, autrement dit que votre grâce était belle
à ce moment-là.
Mais vous n’attendiez pas une réponse.
Bien sûr. Naturellement. Cela n’est pas
douteux.
Bien sûr que vous êtes belle.
Pourquoi ne seriez-vous pas belle ?
Belle comment ?
Bon – disons, comme… Comme notre Juci Lábass.
Ou bien comme Dolorès del Rio dans le journal. Elle est si belle, elle est plus
belle encore d’un – d’un quoi déjà ? D’un centimètre ? Tiens, je m’apercevois
que la beauté n’a pas d’unité de mesure dans un système décimal. Il serait
vraiment temps qu’on ne soit plus obligé de tant discourir quand les dames nous
interrogent pour savoir laquelle est la plus belle – on pourrait répondre en
toute simplicité : vous êtes belle trente-deux litres et demi alors que
votre amie, la Miss Monde de l’année dernière, ne fait que vingt-sept.
Allons, vieux cynique !
Cynique, moi ?
Ne pensez-vous pas, Madame, que c’est
peut-être votre question qui était cynique ?
Nous ne pouvons pas nous comprendre,
Madame, nous n’avons pas la même notion de la beauté. La mienne – la mienne, ma
notion de la beauté… c’est… Elle est un peu plus ancienne que la vôtre…
Reconnaissez juste cela ! Elle est un
peu plus ancienne.
La vision de la beauté féminine m’a
troublé, m’a fait frissonner une première fois il y a environ six mille ans… Je
l’ai rencontrée au fond de la forêt, elle était accroupie au bord d’un
ruisseau… Elle se démenait pour attraper une libellule, aa petite bouche
d’enfant arrondie en une moue de colère parce que l’insecte a filé entre ses
doigts malhabiles, elle n’avait pas remarqué que je l’observais.
Vous, Madame, en revanche, vous avez
découvert voilà environ trois mois dans les illustrations de Dame que
Pampa-Mamba, la fêtée star du cinéma, portait désormais sur le front la mèche
qui auparavant était collée à la tempe. Vous avez examiné la chose sous toutes
les coutures en un clin d’œil. Mon visage, vous êtes-vous dit, est régulier, je
suis bien faite, mes yeux sont aussi grands que ceux de Lillian Gish. Pour
l’instant il n’y a encore aucune expression dedans, mais ça pourra s’arranger.
On ne porte plus cette année mes sourcils, il faudra les descendre légèrement
en les prolongeant en arrière et en les amincissant au maximum, comme un trait.
Le teint du visage : un tantinet plus foncé. Un regard moelleux, un regard
de léopard, m’ira bien – un peu plus de crayon sous les cils inférieurs, les
pupilles un peu dilatées, relâchées – où il est ce miroir ? Oui, c’est
mieux dans cet éclairage. Trois kilos en moins, ici aux hanches. Mes dents sont
assez blanches, on peut reprendre le rire de l’année dernière, ce rire un peu
plus large, débridé, insouciant et fripon, un rien ironique, qui m’a procuré un
joli succès à San Remo – comment c’était déjà ? C’est ça, je l’ai ! –
mais il n’ira bien qu’avec mon velours gris. Mon nez devra être un peu plus
étroit cette année – et le principal, mes lèvres – un peu plus fermées. La robe
du soir verte que j’attends ira mieux avec la lèvre inférieure un peu
redressée, avec ce sourire bienveillant, méditatif, qui pardonne tout, dont Budweisz,
m’a dit l’autre jour que toute mon âme était dedans, et qu’une femme comme ça à
Paris posséderait des palais. À huit heures, quand la soie verte arrivera, je
serai de toute façon capricieuse, avec néanmoins un regard chagriné, je
regarderai comme ça devant moi – que faire ? Cet imbécile croit dur comme
fer que j’ai en moi un peu de tristesse, c’est ça qui me rend mystérieuse –
ciel ! Ça me fait penser, où ai-je mis mes pastilles d’assouplissement des
ongles ?
Si vous me plaisez ?
Comment pourriez-vous ne pas me plaire
alors que vous plaisez à tout le monde, et l’essentiel est que vous plaisez à
vous-même, vous qui êtes connaisseur et qui savez ce qui est beau. S’il
arrivait que malgré tout vous ne me plussiez pas, ou qu’à cause de mes autres
occupations je manquasse d’apercevoir que vous me plaisez, vous seriez là,
Madame, pour attirer mon attention, voire, dans un de vos moments de franchise
vous m’expliqueriez très clairement que je peux être tout à fait tranquille,
vous êtes aussi belle qu’une femme peut l’être conformément au goût du jour et
aux exigences du temps – et si je ne peux pas en juger de prime abord c’est
parce que je n’y connais rien, je dois consulter les personnes qui s’y
connaissent, essentiellement des femmes (hélas ce sont elles les meilleurs
experts), qui me diront à quel point vous êtes belle, Madame – et si je ne vous
crois pas, je n’ai qu’à le demander à vos pires rivales, vos amies, même elles,
sont obligées de le reconnaître.
Je crois que si je vous le demandais
gentiment, Madame, vous seriez prête à me donner un prospectus sur votre
beauté. Avec une description précise, détaillée et technique, et toutes les
références. En y joignant l’avis écrit (éventuellement des lettres d’amour)
d’éminents experts, acteurs, danseurs, séducteurs et producteurs de cinéma de
passage. Et vous n’êtes pas seulement belle ainsi, en apparence, à première
vue, mais aussi comme ça, à l’usage… Vous possédez certaines qualités cachées –
mais oui ! Vous pouvez produire des avis faisant foi, auxquels je peux faire
confiance ! – Vous avez aussi une certaine teneur en radium, ce qui est
une chose très rare chez les femmes et dans les villégiatures à la mode.
Et si après tout cela je n’ai toujours pas
perdu la tête et je ne me suis pas jeté à vos pieds comme un chiffon, voilà ce
que vous pensez : « alors vraiment vous ne me comprenez pas, vous
n’êtes vraiment qu’un ignorant, un borné, ou simplement vous n’avez aucun goût,
vous n’avez pas le talent nécessaire pour apprécier la beauté, ce qui, vu votre
métier, est pour le moins inhabituel, vous feriez mieux d’écouter sur la beauté
les autres écrivains ou même les journalistes – ou alors – pouah – il faut
croire que vous avez des goûts pervers et que vous préférez les laides. »
Écoutez, Madame, restons-en là.
J’ai des goûts pervers.
Quant à savoir si ce qui me plaît est laid
– je l’ignore.
Je ne le crois pas.
J’ai en tout cas déjà remarqué en moi que
je ne trouve pas forcément beau ce qui doit plaire parce que les gens ont fait
répandre que telle ou telle madame X est belle.
La beauté…
Laissez-moi respirer pour l’amour du ciel !
Attendez… Attendez un instant ! Attendez que ça vienne de moi, pour
l’amour du ciel ! Attendez que je le remarque tout seul !
Figurez-vous que j’ai besoin de m’imaginer
que c’est moi qui le découvre ! Que je suis le seul connaisseur de ce
spécimen unique qui me plaît à moi – à moi seul, figurez-vous – c’est-à-dire
quand je lui dis qu’elle est belle – figurez-vous, c’est moi qui le lui dis et
ce n’est pas elle qui me le déclare ! – alors ça la surprend, ça
l’enchante, ça la rend belle – figurez-vous, j’ai besoin de l’illusion que
cette femme est devenue belle parce que je l’ai vue telle !
Apprenez enfin que – comme toute femme
digne de ce nom veut se croire belle – tout homme digne de ce nom veut se
croire enchanteur, connaisseur, expert et créateur de beauté féminine !
Enfin – ajoutons que nous avons peut-être
aussi une part dans la beauté des femmes – vous êtes non seulement nos
maîtresses et nos femmes – vous êtes aussi nos filles, vous les femmes !
J’ignore pour le moment, Madame, si vous me
plaisez.
Je ne vous ai vue qu’au seul instant où
vous m’avez posé cette question. Un instant mal choisi.
Je ne vous ai pas vue flâner seule dans une
prairie, vous baisser pour cueillir des fleurs. Je ne vous ai pas vue parler
avec des enfants. Je ne vous ai pas vue réfléchir. Pas vue quand vous pensiez à
quelqu’un d’autre que vous, à moi par exemple. Je ne vous ai pas vue quand vous
ne vous voyiez pas dans un miroir réel ou imaginaire.
Beauté spontanée, beauté pudique, que
revienne ton règne ! Beauté qui n’est pas belle parce qu’elle veut être
belle…
Ou qui au moins l’ignore, ou qui ne me le
fais pas savoir.
Ou qui au moins l’ignore, ou qui au moins ne
me le fais pas savoir.
28 octobre 1928