Frigyes
Karinthy : "Mon
journal"
peuple de la
rue
Nos connaissances changent en
même temps que nous changeons – autant de signes d’avertissement pour nous
rappeler la fuite du temps. S’il n’existait pas des miroirs en ce monde et en
ce monde ne se trouvait pas le camarade de classe qui, les cheveux grisonnants,
nous arrête dans la rue pour nous parler de son fils bachelier, nous tous
oserions peut-être nous avouer ce que seulement certains d’entre nous osons
nous avouer, rarement, dans quelques instants particulièrement inspirés, un
mirage, une illusion même dans ces moments-là, nous ressentons que cette
bizarrerie que l’on appelle "moi", si l’on en ôte tout ce que
l’extérieur a déposé par-dessus, pour soi-même on n’y reconnaît pas la loi et
la rigueur des âges de la vie.
Néanmoins nous communiquons, conversons, courons de gauche et
de droite, il y a toujours des choses à dire et à faire, et, pour des raisons
indépendantes de notre volonté, les conditions de ce qui est à dire et à faire
changent toutes les minutes et tous les instants – nous n’avons pas le temps de
nous arrêter, de regarder en nous-mêmes, quand il faudrait dire quelque chose
de nous-mêmes – nous n’avons pas le temps d’hésiter, de peser, quand il faut
agir. Que pouvons-nous faire ? Dans le grand magasin des conventions et
des conformismes, il est là l’article industriel de foire, bon marché – le
chapeau est un peu trop large pour ta tête, les chaussures un peu trop étroites
pour tes pieds, tant pis, une courte vie ne suffit pas pour que tu apprennes la
chapellerie et la cordonnerie, comme tu le devrais, pour que tu produises
seulement et exclusivement l’unique chapeau et l’unique paire de chaussures qui
ne s’ajusteraient qu’à ta tête et à tes pieds, que toi seul saurais
convenablement tailler pour toi.
Tu réponds faute de mieux « ça va, ça va » ou
« comme un pauvre homme dans une ville riche » lorsqu’on te pose la
brillante question « comment vas-tu ? », cette question,
l’unique occasion qui te permettrait de te déclarer, de rêver le grand aveu du
crime de ta vie, pour réclamer une sentence ou un acquittement. Et tu lèves les
yeux sur le camarade de classe et tu lui mens « eh oui, on ne rajeunit
pas », parce que tu ne veux pas le vexer – tu ne veux vexer ni lui ni les
autres, ni personne, la société, le voisinage, femme ou enfant, tout ce grand
jeu, cette usine fondée, bâtie, construite pour que tu respectes les règles du
jeu, la convention que tu vieillisse et que tu meures. Et tu te fais pousser
une fausse barbe et tu t’imagines de faux soucis et de fausses tristesses afin
de te grimer de rides, et à la fin, si tu ne te réveilles pas à temps et si tu
ne t’arraches pas de l’effet hypnotique des conventions, tu verras, tu joueras
même la mort pour leur faire plaisir, étonné même dans ta dernière minute avec
l’innocence de ton âme immortelle d’enfant de six ans : à quel point tu
joues bien la comédie, on te croit et on te descend dans la tombe.
Mais plus tu es vieux, plus tu es tourmenté par un grand
doute : où m’a-t-on amené, demandes-tu, renfrogné comme le troufion dans la
tranchée. Quand tu avais six ans, tu t’amusais encore des grandes moustaches
que tu te collais sous le menton – à l’âge de quarante ans tu découvres, fâché,
que tu as oublié de les arracher et maintenant c’est si bien collé qu’elles ne
veulent plus partir – il serait bon d’arrêter ce jeu, les enfants. Mais les
enfants ne s’arrêtent pas, et tout à coup tu t’aperçois que tu préférerais
filer en douce derrière les coulisses pour laver le maquillage – et si tu
rencontres une connaissance, un camarade de classe, tu préférerais faire
semblant de ne pas le reconnaître.
Et tu commences à être attiré vers les choses immuables, qui
te comprennent mieux, qui te croient quand tu dis que tu n’as accepté de jouer
ce jeu stupide que contraint, ce jeu qui prenait au mot les métaphores du temps
qui passe, du printemps et de l’hiver, du matin et du soir, ces images
écœurantes, pleurnichardes, dignes des rimailleurs de comptoir.
Seule cette chambre meublée à notre usage domestique, le
système solaire, parle du matin, du soir, du printemps et de l’été et d’autres
bricoles chargées de sensiblerie – seul notre poêle bien chauffé, le Soleil,
susurre à notre oreille ce conte de fées. Les astres éternels demeurent en
place, impossible de les régir d’une métaphore.
Et parmi les gens aussi, tu commences à bien aimer les personnages. Autrefois ils te faisaient
rire, tu les sentais un peu inhumains parce qu’ils ne te ressemblaient pas.
Désormais c’est justement cela, en eux, qui t’attire. Les gens qui te ressemblent, tes connaissances se sont poussées
trop près de toi, ils voulaient te faire croire que cette proximité signifie ressemblance – mais ils utilisaient
cette ressemblance, cette identité, dans un sens qui, plutôt qu’élever,
rabaissait. Ils ne disaient pas ce que tu attendais d’eux : « tu es
un esprit tout aussi immortel que nous », mais « tu es tout autant
que nous un ver de terre ».
Tu ne connais pas ces personnages personnellement. Tu ne les
connais que de vue, comme les étoiles et les arbres. Mais un certain respect
naît pour eux en toi avec le temps, parce qu’ils ne changent pas autour de toi.
Et tandis que tu détestes les objets inertes, parce que ton
regard ne les fait pas bouger, le violon de ton chagrin ne les meut pas – les
vivants qui se figent en statue d’eux-mêmes t’émeuvent.
Comme je les ai aimés !
Ce sont eux qui font pour moi la rue budapestoise familière,
connue.
Urbain. Il a coutume de traîner autour du Café Simplon, au
croisement de la rue Népszínház et du Boulevard. J’ignore qui lui a donné ce
nom. Sur sa carcasse immense et desséchée un gilet noir, une chemise à manches
évasées, une culotte effilochée – c’est une illustration oubliée ici d’une
farce populaire depuis longtemps démodée. Des poèmes de Petőfi décrivent
ainsi le paysan. Le malandrin qui rêvasse aux tréfonds de la forêt, pendant que
la lumière de la lune baigne l’océan de la nuit. C’est la bonté pudique qui
émane de ses yeux bleus et purs. Il tient son dos un peu voûté pour que son
inhabituelle haute taille n’offense pas la fierté des hommes. Des dames de
profession douteuse glissent auprès de lui, sortant et disparaissant dans les
rues latérales. Il leur envoie un clin d’œil complice : Eh toi, brunette,
si tu pouvais m’aimer, Dieu sait, tu pourrais même faire un bout de route avec
moi.
Monsieur le Professeur. On l’appelle aussi Socrate, en
plaçant la lettre grecque du nombre de Ludolph[1] devant ce nom – s’agissant d’un philosophe, il porterait probablement
avec fierté l’épithète de mal embouché. Dans sa barbe hirsute quelques brins de
paille accrochés trahissent son hébergement nocturne. Cela fait vingt ans qu’il
écume le Boulevard, il nous connaît tous. Il se plante devant toi, ne salue
pas, il te dévisage. Tu lui donnes quelque chose, il continue son chemin sans
un mot. On dit qu’il est titulaire d’un doctorat. Il a aussi sa philosophie à
lui. Cela fait vingt ans que j’ai envie de le tirer à part, de parler avec lui.
Mais j’oublie chaque fois que je le rencontre. Probablement c’est de sa
personne qu’émane la philosophie qui rend toutes les questions spontanément
superflues, dès qu’il apparaît : je ne suis pas plus que cela, il faut
faire ce que je fais. C’est un descendant des stoïques.
Le muet hurlant. Il se tient debout devant l’ancien Théâtre
National, il vend des journaux. Il ne sort qu’un seul son de sa gorge, un
jappement aigu, menaçant. Il reconnaît celui à qui il a déjà vendu une fois un
journal, et ne tolère pas que ce client s’adresse à un autre vendeur. Si tu
passes distraitement devant lui en oubliant que tu tiens à la main le journal
que tu aurais aussi pu acheter chez lui, il te jappe dessus, indigné, révolté,
il gesticule, il avance de quelques pas boiteux dans ta direction, fait du
scandale, une stupéfaction furieuse dans les yeux ; il court autour de
toi, crie la bouche ouverte, il te mordrait il ne comprend pas que toi, homme
intelligent comme il le croyait, tu aies pu faire une chose pareille.
Une vieille dame à traîne dans une rue de Buda. Une jupe
longue avec une traîne, un petit bibi sur la tête. Un corsage boutonné jusqu’au
menton – la dignité personnifiée.
Deux sœurs gigantesques. Peut-être des jumelles. Totalement
identiques, hautes de deux mètres, chacune séparément. Elles portent la même
robe de deuil noire, simple, près du corps, un chapeau noir, des bas, des
chaussures. Elles traversent la rue avec légèreté, sans un mot, seules,
toujours ensemble, le dos raide, deux silhouettes invraisemblables ! Elles
ne se tournent ni à droite ni à gauche, elles ne parlent pas, même l’une à
l’autre – leurs beaux visages identiques sont pâles, silencieux, immobiles.
Elles marchent au milieu de la chaussée, elles ne se retournent jamais, comme
si elles sentaient le regard bouche bée du peuple des nains dans leur dos.
Vivent-elles ? Pas sûr. Elles me font penser au beau poème de Mihály
Babits, j’ignore pourquoi : « Deux
sœurs marchent sans cesse, ô âme… »
Un monsieur hongrois, moustachu. Le maintien décidé,
orgueilleux, des sourcils touffus. Sa moustache : deux formations cornes
de taureau, noires goudron, sous ses narines, comme insérées dans deux étuis
noirs, sculptées pointues aux deux bouts, un vrai travail d’orfèvre. On dirait
que lui-même n’est que porteur, présentateur, étagère de cette moustache qu’il
trimbale partout dans la ville, tel une relique, témoignage des glorieux temps
anciens ; vestige, pièce de musée très estimable.
Et tous les autres.
Le vendeur d’allumettes qui refuse les pourboires. Le docteur
nain, avec son porte-documents et ses lunettes sévères. Le missionnaire de
l’Armée du Salut, tendant ses mains chargées de pieux imprimés, sous son
chapeau florentin, que tu as vu la dernière fois dans les pages d’illustrations
de vieux romans anglais.
Cent personnages, cent variantes du merveilleux musée de cire
de l’impossible et du non vivant et de l’anachronisme.
Ils portent un trait commun.
Chacun d’eux est imprégné d’une sorte de fierté,
d’amour-propre de l’au-delà. D’une certitude posée, inébranlable de dignité
humaine. Inutile d’imiter les autres – ils
savent qu’ils existent, même s’ils ne reconnaissent pas leur reflet dans
les gouttes scintillantes du flot humain chaque jour changeant, qui
tourbillonne autour d’eux, en toi et en moi, dans les chiffons des apparences.
Je les envie : ils sont les derniers croyants.
23 décembre 1928
[1] Ludolph van Ceulen (1540-1610). Mathématicien allemand qui le premier a calculé 35 décimales de π.