Frigyes
Karinthy : "Mon
journal"
ThÉrÈse et Tini
Loin de moi l’idée de
contester les paroles du docteur Nyisztor[1], le témoin oculaire, qui a donné à la
Gaîté[2] une conférence très réussie sur la vie
miraculeuse de Thérèse Neumann[3] de Konnersreuth
(sinon qu’il aurait pu choisir un lieu plus conforme pour justifier la jeune
paysanne allemande ayant revécu les souffrances du Christ – la Gaîté, tout de
même, c’est un peu fort !).
Loin de moi l’idée de le contester, non que
ce genre de chose ne suscite en moi autant de pensées et de doutes
(reconnaissez qu’on a souvent vu des choses semblables) que toute autre
préoccupation des hommes. Je ne conteste pas, parce que pour le faire il
faudrait être un "représentant" d’une vue en théologie ou des
sciences naturelles – et il serait extrêmement ridicule de me voir justement
moi prendre la défense de l’une ou l’autre "conception", alors que je
ne suis ni un théologien, ni un scientifique.
Il en résulterait que je n’aurais rien à
dire.
Et pourtant. Justement si.
Seulement je n’ai pas le droit de
contester. Par contre, moi qui ne dois pas contester, je suis le seul à devoir
et pouvoir formuler un avis,
collecter et ordonner des arguments, par conséquent j’ai le loisir d’observer
et de voir les faits.
Et je vois qu’il y a un problème autour du style de cette affaire : ce
n’est pas un hasard si c’est le mot "Gaîté" qui m’a d’abord sauté aux
yeux, avec sa contradiction comique.
Tout d’abord.
Deuxièmement, pourquoi ce Docteur Nyisztor qui professe le miracle, est-il si
scientifique ? Il essaye constamment de désavouer la science et de la
dévaluer, qui plus est avec des moyens scientifiques si péniblement pédants que
c’en serait trop même, pour un Oswald ou un Mach. Mais oui, dit-il, c’est à Konnersreuth que l’on trouve les savants et les médecins
les plus éminents, et ils ont bel et bien déclaré que le phénomène est
"inexplicable", car la jeune fille saigne bel et bien sans blessure,
et cela fait deux ans qu’elle ne se nourrit plus et pourtant elle vit bel et
bien.
Il certifie en compagnie de médecins et de
savants que la science ne vaut rien.
La science doit trop lui en imposer, à ce
croyant. J’ai l’impression qu’il la surestime en voulant l’écarter de ce monde.
S’il l’estimait un peu moins, disons autant
que les savants eux-mêmes, il reconnaîtrait l’importance irremplaçable de
la science, et il s’efforcerait de la défendre contre les attaques indignes et
stupides de la commission comme on doit défendre la vraie foi face aux attaques
indignes et stupides des pédants.
En effet, l’importance irremplaçable de la
vraie science réside en ce qu’elle s’occupe
constamment de ce qu’elle ne connaît pas encore, contrairement à
l’exaltation écervelée qui s’occupe de ce
qu’elle croit connaître.
Tout ce que je vois est que la vraie
science n’a jamais été aussi impatiente à l’égard de l’exaltation religieuse,
que cette dernière à l’égard de la science.
Tenez, par exemple. Les médecins et les savants
se rendent chez Thérèse Neumann. Par contre je rencontre rarement de jeunes
paysannes allemandes dans des instituts de biologie.
J’ai l’impression que l’unique opposition
sérieuse se trouve entre la bigoterie et la pédanterie. La vraie religion et la
vraie science se mettent gentiment d’accord pour dire que nous ne connaissons
pas Dieu, et s’il existe un espoir de l’approcher un jour, alors pour nourrir
cet espoir il convient qu’elles cherchent le chemin la main dans la main, l’une
après l’autre – l’une, en fermant les yeux, en
essayant de remémorer un ancien souvenir qui suggère que l’on est déjà passé par là – l’autre, les yeux ouverts,
prudemment, en regardant bien autour d’elle.
Mais je le répète, ça ne me regarde pas.
Ce qui me regarde en revanche, c’est le
chocolat et l’ail séparément. Autrement dit, si quelqu’un veut fabriquer un
gâteau avec de l’ail et du chocolat, cela me regarde, car cet aliment
"psychique" provoquerait une indigestion, et il ne suffit pas que je
l’évite – il convient aussi d’en avertir autrui.
Il y a trop de salades embrouillées dans ce
miracle de Konnersreuth, contre lesquelles proteste
en moi l’inclination pour le bon et le beau, non au nom séparément de la
science et de la foi, de "la raison" et de l’âme inspirée, mais au
nom de tout cela ensemble.
Pour l’amour de Dieu, ne croyez pas que je
prétends que Thérèse Neumann est une jeune hystérique. Je n’aime pas ce mot
"hystérique", croyez-moi, cette notion est tout aussi obscure dans la
vraie science que, disons, la notion de transsubstantiation dans la vraie
religion. Je dis seulement que du moment qu’il s’agit d’un saint, alors je
préfère par exemple Saint François d’Assise, qui n’avait pas besoin de
saigner et de recevoir les stigmates pour comprendre le Christ, l’enfermer dans
son âme, le suivre et le professer. Ce Christ qui n’a pas saigné sous l’effet
d’une "intériorisation" et d’une "illumination divine",
mais parce qu’on lui a bel et bien planté des clous véritables aux mains et aux
pieds et on l’a flagellé avec un fouet clouté, une cravache, un knout véritable
– ce Christ qui a su guérir les autres mais ne savait et ne voulait pas s’aider
lui-même, ce Christ qui ne cherchait pas le danger, ne s’est pas autoflagellé, il a seulement accepté la souffrance venue de l’extérieur, comme il se doit. Ce
Christ a souffert en silence et sans mot dire, non pour chercher la souffrance, sinon pour édifier l’éternel exemple de l’endurance à la souffrance – pour la supporter,
croyant et espérant que par sa souffrance à lui il y aurait non pas plus, mais il y aurait moins de souffrance dans le
monde. Ce Christ qui était un Seigneur, un Seigneur même dans l’enfer,
l’éternel ancêtre des chevaliers, le Chevalier le plus tendre, le plus pudique
et le plus noble, ami des enfants et des femmes simples et faibles, ami de la
fille de Jaïrus[4], qui ne doit sûrement pas trouver du
plaisir dans les convulsions d’une jeune paysanne.
Celui qui n’était pas l’ami de la souffrance, mais l’ami de ceux qui souffrent, manifestement
pour se charger de leurs souffrances.
Je ne peux pas analyser et expliquer cela
plus longuement : je préfère répéter que l’essentiel réside ici dans le style.
Je n’y peux rien – dans cette précision
consciencieuse du calvaire du Christ, collant de près aux événements, les copiant au sens littéral, dans le sang et la sueur,
je ne sens pas, moi, l’âme du Christ, le style du Christ, la pensée du
Christ, comme je les sens dans un soupir
résigné, une méditation silencieuse, le sourire gai d’un enfant.
Et plutôt en Tini,
qu’en Thérèse.
Oui, en Tini, qui
est une jeune paysanne hongroise, bien moins connue que Thérèse.
Je la connais à peine. J’ignore son nom,
j’ignore le nom de son village.
Tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle a
servi chez moi il y a onze ans, qu’elle avait de doux yeux d’un agneau, elle
avait des difficultés pour s’exprimer, elle était bègue. Elle n’a servi qu’une
semaine car ma jeune femme en pleine santé a été brusquement emportée par la
grippe espagnole, je suis resté seul avec mon fils de quatre ans dans le grand
brouillard qui a suivi. Tini qui restait sur place
pendant des heures au milieu de la cuisine, les yeux grands ouverts, muette et
sans répondre aux questions (le médecin a dit si je me rappelle bien, qu’elle
aussi avait eu la grippe et ça lui avait atteint la tête) ; elle avait été
renvoyée de chez un parent à moi qui avait pris quelqu’un d’autre à sa place.
Nous avons vite oublié Tini.
Qui aurait cru que Tini
ne nous avait pas oubliés ?
Six mois plus tard, à sa sortie d’un
hôpital, Tini apparut dans l’antichambre. Ah, tiens,
mais c’est Tini qui servait alors chez vous, me rappela quelqu’un. Que voulez-vous, Tini ? Nous vous avons remplacée, nous n’avons plus
besoin de vous. Mais Tini, on l’a compris au prix de
grandes difficultés, car elle avait un discours incohérent, presque inarticulé,
donnant l’impression d’un esprit passablement dérangé, n’était pas venue pour
le poste, elle voulait revoir mon petit garçon. Quand il s’est présenté devant
elle, elle a affiché un sourire gauche, elle a tendu un peu les bras pour
toucher les cheveux de l’enfant, puis elle a baissé les yeux et, en balbutiant
quelque chose, elle a repassé la porte.
Et depuis lors, au moins une fois par an,
où que nous déménagions, Tini est apparue pendant
deux minutes. Je ne l’ai croisée qu’une seule fois, par hasard, généralement je
n’étais pas à la maison. On m’a rapporté que chaque fois elle marmonnait
quelques mots incompréhensibles, elle réclamait le petit Gabi. Lui, il sortait
jusqu’au couloir, Tini essayait de lui sourire,
amicalement, avec encouragement – plus tard, quand le garçonnet grandissait,
elle n’osait plus le câliner, elle le regardait seulement, marmonnait, puis
repartait lentement.
Cette année, le lendemain de Noël, je
n’étais pas chez moi. Gabi m’a raconté que Tini
venait de passer. Elle était restée debout dans l’antichambre, elle avait
balbutié péniblement quelque chose, essayé de se faire comprendre. Gabi était
seul à la maison, il l’a fait entrer et lui a montré l’arbre de Noël. Tini est resté longuement plantée devant le sapin,
recueillie, puis elle a regardé Gabi, l’adolescent à lunettes et, en bégayant,
pour la première fois elle a pu achever une phrase dont on pouvait comprendre
qu’elle ne viendrait plus car elle partirait quelque part, loin, et maintenant
qu’elle a vu l’arbre de Noël, elle est rassurée, le petit garçon qui a perdu sa
mère n’en souffre plus trop.
Puis Tini a souri
un instant, pensive, les yeux humides, puis elle est partie en marmonnant.
Bien sûr, saigner, râler, suer et gémir
dans des convulsions rappelle mieux l’histoire terrestre du Christ. Thérèse est
une Allemande, et les Allemands sont généralement rigoureux.
Mais en ce qui concerne la pensée pudique
du Christ, la compassion généreuse, cette jeune Hongroise simplette l’évoquait
en moi peut-être moins rigoureusement mais mieux, mieux que cent miracles de Konnersreuth et cent passions de Oberammergau[5].
Si au moins Gabi avait pensé à lui demander
le nom de son village !
20 janvier 1929
[1] Zoltán Nyisztor (1893-1979). Théologien hongrois.
[2] Vigadó, traduction littérale "Gaîté" habituellement nommée "La Redoute".
[3] Thérèse Neumann (1898-1962). Paysanne bavaroise, mystique catholique.
[4] Miracle selon l’évangile de Marc (5 :21-4) : Jésus aurait ressuscité la fille de Jaïrus, personnage important, membre du conseil des anciens de la synagogue.
[5] Depuis 1634, le plus célèbre festival mondial des jeux de la passion se déroule à Oberammergau, en Bavière.