Frigyes Karinthy : "Mon
journal"
J’ai parlÉ avec Miss Europe
u plutôt,
Miss Europe a parlé avec moi. Ou comment m’exprimer pour rester modeste ?
Hum, déjà le titre me pose des problèmes.
Écrire un article sur Miss Europe,
c’est-à-dire Böske Simon, reconnue et déclarée
officiellement comme la plus belle fille de l’Europe, ou parler d’elle, devrait
en réalité être possible seulement sous ce titre : "J’ai vu Miss
Europe", parce que son excellence parmi les jeunes filles et nous tous est
d’une nature comme, mettons, Naples parmi les villes, ou la Joconde parmi les
portraits. Personne n’aurait l’idée de dire : « j’ai parlé avec
Naples, ou j’ai parlé avec la Joconde ». On parle avec des hommes
politiques ou des écrivains, n’est-ce pas ; les beautés comme Böske Simon, ou une superbe broderie de Kalotaszeg,
ou encore un coucher de soleil au Mont Gellért, on les regarde, et si l’on est
poète on les met en poésie, et c’est tout.
Mais parler !
Avec une si belle
fille ! C’est ridicule.
Par contre, tant de gens ont déjà vu Böske Simon, qu’elle n’est plus un sujet de reportage pour
le journaliste ambitieux que je suis. Le maximum que je puisse faire, c’est de
constater avec d’autres, après les autres, que notre Böske
est vraiment une très belle apparition, et si j’avais le temps, elle mériterait
la peine de découvrir dans un poème en deux strophes la ressemblance manifeste
que l’on doit forcément constater entre une fleur flexible et une si belle
jeune fille.
Mais pour cela, d’une part j’arrive après
la bataille, d’autre part je vous dis que je n’ai pas le temps.
Trêve de modestie, ne tournons pas autour
du pot, je suis tout de même obligé de partir du fait que voir Böske Simon valait autant la peine pour moi, que pour elle
parler avec moi.
Bien sûr, en rendre compte devrait lui
incomber à elle – mais le métier de Miss Europe n’est pas de manier la plume.
Et après tout je suis suffisamment galant homme, surtout envers des jolies
filles, pour exécuter à leur place ce genre de futilités.
C’est comme l’aider à enfiler son manteau.
Donc, chère Böske
Simon, princesse d’Europe, voici à peu près comment notre rencontre historique
s’est déroulée chez des connaissances communes.
Princesse :
Bonjour. J’ai faim. Elle a été longue, la répétition.
Moi (je la regarde) : Ah, c’est donc vous, Böske
Simon ? Je ne vous aurais pas reconnue, mais maintenant que je le sais,
vous ressemblez à vous-même. (C’est la
pure vérité.) Je veux dire, à vos photos.
Princesse :
C’est pour me voir que vous êtes venu, n’est-ce pas ? Vous aviez envie de
me rencontrer.
Moi :
Ne vous gênez pas pour déjeuner, moi j’ai déjà mangé.
Princesse :
La répétition générale ne voulait pas se terminer. (Elle mange de la soupe avec des boulettes de foie.) Les gens de
Pest son insupportables. Ils n’hésitent pas de vous
reluquer. Ils vous dévisagent ouvertement, insolemment, ils vous prennent pour
un objet qui n’a pas de sentiments. À l’étranger, si quelqu’un voulait me voir,
il s’approchait, me disait deux mots gentils, il n’était pas aussi vulgaire.
Moi :
C’est intéressant ce que vous dites. Et vous avez raison. Je ne crois pas que
cela devrait flatter notre amour-propre ou même notre vanité, que les gens
soient intéressés par une seule de nos qualités parmi d’autres, même si nous
avons raison d’en être fiers. C’est toujours un peu insultant – c’est comme le
conseil de révision qui ne considère qu’un seul aspect des jeunes gens. Je me
rappelle l’humiliation que j’ai ressentie à vingt ans le jour de ma
conscription : ils tapotaient, pesaient mes muscles, comme si j’étais un
bovin pour l’abattoir. Ce n’est pas différent. Mademoiselle, vous pouvez
légitimement être fière de votre beauté – votre attitude me montre aussi que
vous avez la santé de l’âme, votre équilibre n’est pas dérangé par une fausse
pudeur – pourtant, même au-delà des bienfaits de la popularité, cela vous
chagrine d’être prise pour un pur objet d’admiration, même sûre que cela
s’adresse à votre beauté. Savez-vous pourquoi ? C’est parce que la beauté
est une notion, le résultat d’un processus d’abstraction – pourtant une
personne réelle, en plus d’être belle peut aussi être charmante, intelligente,
bonne, elle est donc forcément plus et plus complexe qu’une simple notion.
C’est la raison pour laquelle vous ressentiez davantage comme un honneur que
celui qui souhaitait vous voir, voulait aussi parler avec vous. La personne
était curieuse de vous tout entière, même si la beauté est votre qualité
dominante, vous êtes, n’est-ce pas, tout de même plus que votre beauté.
Princesse :
J’espère. (Elle mange une escalope panée,
accompagnée de salade verte.)
Moi (j’aurais
bien pris un peu de cette salade, mais je suis censé avoir déjeuné) : Naturellement il serait
tout aussi insultant que quelqu’un veuille seulement
parler avec vous, sans remarquer ce que les yeux ont de quoi admirer en vous.
Au conseil de révision je n’appréciais pas que le médecin me tapote les muscles
– mais je n’aimerais pas que quelqu’un s’adresse à moi comme à un homme qui
n’aurait pas de muscle. Celui qui met l’accent seulement sur le corps, est aussi injuste que celui qui ne
considère que le psychisme. J’ai
toujours mal supporté les bas-bleus, néanmoins ce qu’une belle personne a dit
l’autre jour en ma compagnie, avec un air mystérieux, je le trouve également
exagéré.
Princesse
(se
coupe une part de gâteau) :
Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Moi :
Elle a dit : Celui à qui je plais, m’a comprise.
Princesse
(rit) : Pourtant c’est bien. C’est
très bien. Je vous jure. Celui à qui je plais, m’a comprise.
Moi (vais-je
me servir une part de gâteau ? Ah, ça ne vaut pas la peine) : Je me doutais que cette
phrase aurait du succès auprès de vous. Vous savez, à mon sens il n’est pas
impossible, je l’ai déjà souvent pensé, et il me serait facile de l’illustrer,
que la beauté féminine soit fondamentalement une qualité d’origine intellectuelle. Elle ne dépend d’ailleurs pas de
l’hérédité, de la race, des ancêtres, comme se l’imaginent certains naïfs
biologistes de l’espèce, les eugénistes – elle est beaucoup plus le résultat de
la volonté, du talent, de la résolution. Dans la vie des femmes belles, au
temps de la transition où la petite fille devient femme, autour de la puberté,
je devine qu’il y a quelques mois qui doivent être décisifs.
Princesse
(pose
son couteau) : Ben, vous
dites là quelque chose… Ça doit être juste, vous savez. À moi par exemple, à
l’âge de douze ans, on me disait tout le temps : eh, Böske,
pourquoi c’est justement ce garçon-là qui te plaît – mais moi je m’entêtais,
s’il me plaisait. C’est comme vous dites.
Moi (rapidement) : Oui, en effet. (Pause.) Avez-vous lu le livre d’Anita
Loos[1], "Les
hommes préfèrent les blondes" ?
Princesse
(sourit) : Vous y pensez parce que je
suis blonde ?
Moi :
Non, pas à cause de la blondeur – c’est plutôt du point de vue de l’avantage que je serais intéressé par
votre avis d’experte.
Princesse :
Qu’est-ce que vous entendez par avantage ?
Moi :
Écoutez, c’est un drôle de phénomène, notre nouvelle ère démocratique, ça m’a
déjà beaucoup donné à réfléchir. Prenons par exemple parmi les hauts
personnages de la littérature hongroise, ce grand écrivain, réputé pour son
énorme force corporelle. Peut-être un des hommes les plus forts de l’Europe –
on prétend que c’est de lui qu’on a modelé la figure de Toldi
dans la composition du monument à Arany[2]. J’ai demandé un jour à ce confrère
tellement musclé s’il a jamais, dans sa vie, tiré quelque profit ou avantage de
n’importe quelle nature de cette excellence qui en des temps antiques lui
aurait peut-être valu d’être élu roi ou chef de tribu – et au Moyen-Âge il
serait au moins devenu Miklós Toldi. Il a longtemps
réfléchi, puis a avoué en haussant les épaules que hormis une offre américaine
de devenir catcheur professionnel, offre qu’il a d’ailleurs refusée, la grande
force de son corps lui a surtout causé des désagréments. Il n’a osé ni
caresser, ni gifler personne, de peur d’assommer le malheureux ou la
malheureuse – si quelqu’un lui cherchait noise, il se sentait obligé de fuir,
sachant que la moindre défense pouvait coûter la vie à l’attaquant. Il évitait
de flâner seul dans des rues désertes – de peur d’abattre quelqu’un.
Princesse
(rit).
Moi :
Vous riez, pourtant il s’agit précisément de votre cas – et de celui de tous
les autres qui au sens archaïque et éternel portent la croix d’une excellence
individuelle dans notre société moderne prévue pour des masses, où un Einstein
par exemple n’aura jamais autant d’argent qu’un agent de change sachant
moyennement bien boursicoter, or actuellement c’est Einstein qui est le plus
fort en calcul. Vous, Mademoiselle, si l’on admet que le jury connaissait son
métier, vous êtes actuellement la plus belle fille d’Europe. Dans l’antiquité
on vous aurait élue déesse, on aurait non seulement veillé à vous procurer le
gîte et le couvert aux Champs Élyséens, mais aussi l’immortalité – je vous
demande quel avantage tangible vous avez tiré de votre statut exceptionnel dans
notre époque, excepté les offres de quelques producteurs de films qu’à ma
connaissance vous avez écartées.
Princesse :
Vous ne me demandez tout de même pas combien j’ai gagné ?
Moi :
Non, certainement non. On peut gagner
éventuellement les hauteurs – or la beauté, au sens archaïque, est un don de
Dieu – une baguette magique qui devrait permettre de voler.
Princesse :
Survoler quoi ?
Moi :
Quoi ?!... Hum… Je ne pourrais pas vous répondre aussi vite… Aujourd’hui,
en général, on appelle cela la chance. Il y a cent ans on l’appelait l’amour.
Encore plus tôt on nommait cela le bonheur. Qu’en pensez-vous ?
Böske Simon (réfléchit, fait une moue, hésite.
Brusquement comme réalisant qu’on pourrait la prendre en défaut si elle ne
faisait pas attention, dit à haute voix) :
Allons faire un tennis.
12 mai 1929