Frigyes Karinthy : "Optimistes"
le poÊle chauffe tout
le monde
Il faut savoir
qu’autrefois j’avais toujours froid. Jusqu’à mes dix
ans ma mère me gardait dans un bac d’eau froide de peur que je me
dessèche. Plus tard, enroulé dans du papier buvard, elle
m’a passé à mon père qui était herborisateur,
il m’a pressé et placé dans son herbier sous la
marque : « Plante exotique septentrionale, nom vulgaire :
poète. » Dans l’herbier je me nourrissais
d’araignées et d’ombres grillées, avec des boulettes
de moisi au paprika. Pendant ce temps plusieurs de mes recueils de
poèmes ont paru, ainsi qu’une de mes dissertations philosophiques
sur la vie amoureuse.
Mais
il faut savoir que mes mains étaient constamment engourdies,
j’exhalais continuellement par la bouche des nuées de brume, et
tout mon visage était bleuâtre. Quiconque me touchait, se mettait
à se réchauffer longuement les doigts. J’ai
interrogé un médecin qui m’a expliqué en
détail que je souffrais d’une maladie dite "froidure",
qui proviendrait de ma température corporelle fortement abaissée
suite à ma consommation de moisissures.
C’est
alors qu’un jour je me suis trouvé seul.
J’étais
désespéré en ce temps-là car je venais de
comprendre que mes vêtements étaient restés sur moi, non
par fidélité et attirance pour ma personne, mais parce que je les
avais boutonnés devant et par conséquent ils ne pouvaient pas
glisser. S’ils avaient pu glisser ils l’auraient certainement fait,
et moi j’aurais à coup sûr gelé dans ma
nudité. Cette découverte a fait sur moi un effet néfaste,
et sous le pseudonyme de Schopenhauer j’ai écrit une dissertation
passablement longue intitulée "De la mort et de la vanité de
la vie".
Ma
solitude se produisit dans une pièce où se trouvait un pot de
chrysanthèmes sur une table. Des ondes étranges émanaient
vers moi d’un coin de la pièce et se blottissaient sous mon gilet.
Je suis allé voir et j’ai découvert un quadrilatère
marron, flanqué de deux yeux ignés qui riaient. Je me suis
présenté, il n’a rien répondu, mais j’ai
deviné grâce aux deux orifices de feu qu’il s’appelait
le Poêle. Je me suis installé à ses pieds et je lui ai lu
mon poème médaillé d’or, intitulé
"Désir infini".
Après
un certain temps j’ai aperçu que les deux orifices ignés se
sont couverts ; en même temps j’ai été pris
d’un engourdissement tellement agréable que j’ai cru un
instant pouvoir retirer mon gilet. J’en étais tout ébahi et
j’ai jeté un regard interrogateur vers le Poêle :
j’ai compris que c’était lui qui m’envoyait les ondes
sur lesquelles j’avais lu dans des livres qu’elles
s’appelaient Chaleur. Je fus pris d’un sentiment inconnu, enivrant
et j’ai demandé au Poêle :
- Ainsi
tu as donc compris mon poème ?
Une
nouvelle vague de vive chaleur se rua sur moi, et j’exultai de bonheur.
- Il
m’a compris et il me chauffe, ai-je dit. Et j’ai pleuré.
Le
lendemain je suis retourné le voir : je l’ai trouvé au
même endroit, il m’était resté fidèle, il
m’attendait. Mais les anneaux ignés étaient pâles et
je me suis dit : « Il a froid, parce qu’il désire
mon âme. » Et j’ai lancé mon recueil de
poèmes intitulé "Mon âme" dans les anneaux de
feu ; les yeux se sont allumés, et une chaleur rougeoyante se
répandit.
J’ai
étreint les pieds du Poêle et je me suis dit :
« Et maintenant silence. J’ai trouvé la Chaleur, et mon
âme ne s’est pas dépensée inutilement. Et Lui restait
sur place, m’attendait et me comprenait. Et il m’a
été chaleureux. »
Les
yeux se couvrirent de nouveau : je sanglotais de peine, j’ai
enfoncé ma main dans mon crâne et j’ai jeté une
poignée de cervelle entre les anneaux. Le poêle a pleuré et
s’est échauffé au rouge. J’ai blotti ma tête
à son flanc, et j’ai failli m’étrangler cette
nuit-là. C’était horrible et infini. Les deux yeux, les
carreaux, la cheminée et la fente sur un de ses côtés
étaient d’une beauté merveilleuse et surhumaine. J’ai
décidé de publier un recueil de poèmes sous le titre
"Le miracle s’est produit", le premier vers du premier
poème était : « Ta cheminée, c’est
l’univers – ta fente est douce comme le vair. » Sous le
pseudonyme de Imre Madách j’ai publié le poème qui suit :
« Oh
fourneau, si tu pouvais me comprendre,
Si
ton âme était sœur de la mienne… »[1]
J’ai
aussi publié ce qui suit sous le pseudonyme de Goethe :
« Das ewig sporhertliche
Zieht uns hinan… »[2]
Finalement
j’ai prévu une importante dissertation sous le titre de
"Substance métaphysique du fourneau", mais je ne l’ai
pas achevée.
Mon
recueil de poèmes a été couronné de succès.
Mes critiques ont expliqué que sous le Poêle j’entendais le
symbole du mystère universel, et que la rime surprenante
"d’univers" avec "vair" exprimait l’effarement
métaphysique d’une nouvelle sensation inconnue. Deux cents ans
plus tard on a érigé ma statue.
J’ai
accouru, heureux, le cœur palpitant, au Poêle, afin d’y jeter
les critiques. C’est avec effroi que j’ai rencontré
auprès de lui un ami plutôt âgé, il étreignait
le Poêle et soufflait un peu.
- Que
se passe-t-il ? – ai-je demandé.
- Que
veux-tu que ce soit ? – répondit-il. – J’ai froid
au ventre et mon docteur m’a conseillé de le réchauffer.
C’est un bon poêle ici, il chauffe bien et ne fume pas. Seulement
toi, tu as dû le badigeonner d’un parfum.
Je
me suis arrêté pour les regarder.
- Et
puis ? – ai-je ensuite demandé.
- Que
veux-tu dire ? Mon ventre est déjà presque
réchauffé.
- Presque
réchauffé, ton ventre ? Le Poêle te donne aussi sa
chaleur ? – ai-je demandé en replaçant mes yeux qui
s’étaient exorbités dans ma panique.
- Le
poêle chauffe tout le monde, déclara-t-il.
J’ai
hurlé, j’ai sorti mon poignard et j’ai voulu le planter dans
le Poêle. Mais mon ami me l’arracha, il m’a
raccompagné chez moi et m’a mis au lit. Je suis resté
alité cinq jours, puis j’ai brisé les stalactites de glace
de ma barbe, et j’ai écrit l’œuvre majeure de ma
vie : "Le poêle chauffe tout le monde."
L’ouvrage
a paru dans une revue. Il a provoqué un scandale énorme et
l’hilarité générale. Trois cents abonnés ont
renvoyé le numéro sous prétexte qu’il est interdit
d’écrire des bassesses malsaines selon lesquelles le poêle
chauffe tout le monde. Les journaux conservateurs ont publié de longs
articles affirmant que ces modernes étaient devenus complètement
fous, eux-mêmes ne comprennent plus ce qu’ils
écrivent ; en effet, qu’est-ce que ça veut dire que le
poêle chauffe tout le monde ?
Le traducteur académique lauré, pour se distraire, l’a
traduit en allemand et l’a récité chez lui à ses
enfants. Mais les enfants n’arrivaient pas à en rire, et ont dit
à leur papa qu’eux, ils le comprenaient, parce que c’est
vrai que le poêle chauffe tout le monde. C’est alors qu’on m’a
enfermé ici, à l’asile de fous.
[1] Déformation d'un vers du
huitième tableau de La
tragédie de l'Homme de Madách : Ô femme, si tu
pouvais me comprendre/si ton âme était sœur de la
mienne… (Adam à Ève)
[2] « L’éternel fourneau
m’appelle à monter dessus », mais le mot "sporherliche" n’existe pas, il évoque
seulement le sens à l’oreille hongroise. (du
Faust de Goethe, deuxième partie) Das Ewig-Weibliche/Zieht
uns hinan. L’éternel féminin
nous attire.