Frigyes
Karinthy : Recueil
"Panorama", titres
NumÉro spÉcial[1]
À l’aube, vers quatre heures,
j’ai tout de même arrêté de lire : le
numéro spécial du journal m’est tombé des mains et
mes yeux se sont fermés. Mais je n’ai pas retrouvé le
calme ; des lettres dansaient sur ma couverture et elles s’agglutinaient :
un long titre de nouvelle s’enroulait autour de mon cou et
commençait à m’étrangler. Par chance un tiret est
venu à mon aide et il a coupé le titre de la nouvelle en deux. Le
tiret s’est incliné et m’a dit qu’il était
pressé, il arrivait d’une nouvelle de Renée Erdős[2] et il devait y retourner. Les lettres
couraient en tous sens, pressantes et exigeantes, les différents
articles du numéro se disputaient.
Une
nouvelle (en pleurnichant) :
Quelle indolence, c’est inouï ! Il commence à me lire, puis
il m’abandonne ! Il m’a arrêtée au milieu !
Ne serais-je pas suffisamment intéressante pour lui ?
Une
autre nouvelle
(élégamment, non sans ironie) : Ne vous lamentez pas,
Mademoiselle. C’est déjà arrivé à
d’autres, aux meilleures nouvelles, comme moi par exemple. Mais je ne me
formalise pas. Je suis écrite de façon à pouvoir me
suspendre à tout moment sans que l’atmosphère en souffre.
Je suis ce qu’on appelle une nouvelle d’atmosphère, un genre
moderne, raffiné. Je n’ai ni début ni fin.
Une
nouvelle de Zsigmond MÓricz[3] :
Oh, vous finirez bien par perdre de votre superbe, Mademoiselle, car quant
à moi, j’ai les boyaux qui commencent à se tordre de toutes
ces subtiles délicatesses. Pourquoi me compose-t-on au voisinage direct
d’une belle âme parfumée de cette sorte ?
Une
critique littÉraire (pondérée) : Je trouve cette chamaillerie
déplacée. Bien que toutes deux vous représentiez des
tendances différentes, d’un point de vue esthétique vous
êtes mesurables à la même aune.
La deuxiÈme nouvelle (fâchée) :
Taisez-vous ! Vous n’avez pas à vous mêler de
tout ! Ces critiques sont si orgueilleuses !
Un
croquis (insolemment vers la
critique) : Combien on a payé pour vous ?
La
critique (vexée) :
Alors vous, vous n’avez qu’à la boucler. C’est facile
pour vous : vous vous moquez de tout, puis vous vous croyez
supérieurs. Vous surtout : j’ai déjà vu des
enfants de votre père mieux réussis !
Le
croquis (se fâche) :
Je proteste ! Dites, m’avez-vous déjà lu ?
Avez-vous lu cette blague vers mon milieu, dans ma quatrième
ligne ?
Un
aphorisme (ironiquement) :
En humour il ne plaisante pas !
Une
troisiÈme
nouvelle (chuchote à
la quatrième) : Regardez ce poème blond, bien
tourné à la page deux cent.
La
quatriÈme:
Je sais. C’est un beau poème, mais ça le fait trop se
pâmer pour que ça nous plaise. Il n’adresse la parole
à personne. Il paraît qu’on compte le publier dans une
anthologie.
La
troisiÈme
(en chuchotant) :
Personne ne sait qui il est. C’est un bâtard. Son père
l’a présenté comme authentique, pourtant il n’est pas
de lui. C’est une vulgaire traduction !
La
quatriÈme (excitée) : Vous m’en
direz tant !
La
troisiÈme:
Je le sais de source sûre. L’éditorial le connaît.
Mais gardez ça pour vous.
Un
essai: Les enfants, pas de commérages !
Un
poÈme (parmi les petites annonces) : Au
secours ! Au secours ! Je n’en peux plus !
Un
reportage (faisant
l’important, en haletant) : Qu’y a-t-il ? Que se
passe-t-il ? Qui est-ce ? Qui crie ?
Le
poÈme (en gémissant) : Je ne
supporte plus d’être ici. Ces annonces hurlent et
m’étouffent, personne n’entend ce que je dis.
Un
autre poÈme (résigné) : parce que vous croyez qu’on
vous lirait si vous étiez placé autre part ? Regardez-moi,
j’ai paru en cent quarante mille exemplaires et seule une vieille
cousette m’a lu, mais elle n’a rien compris ! (Sourdement) Ma propre mère ne me
comprend pas.
Une
humoresque (se réveille et
regarde autour d’elle, étonnée) : Tiens !
Mais j’ai déjà paru une fois dans cette revue !
Une
nouvelle : Oui, mais sous un autre titre.
L’humoresque (se tourne vers elle) : Comment le
savez-vous ?
La
nouvelle (en chuchotant) :
Ne le dites à personne, mais moi aussi j’ai déjà
paru.
L’humoresque (soulève son monocle et toise la
nouvelle) : Vous n’êtes pas mal, vous avez un début
tout à fait charmant ! (La
nouvelle ricane.) Pourquoi riez-vous, charmante petite nouvelle
amoureuse ?
La
nouvelle (en ricanant) :
Bien sûr que je ris, je ne suis même pas une nouvelle ! Je
suis une annonce publicitaire. Mon début ressemble à une nouvelle
intéressante, alors les gens se mettent à me lire, et ils tombent
à ma fin sur une réclame de Purgatif.
L’humoresque (avec dégoût) :
C’est inouï ! (Sonnerie
agressive dans la rue.)
Tous :
Qu’est-ce que c’est ?
Le croquis : Les éboueurs.