Frigyes
Karinthy : Recueil
"Panorama", titres
rÈgne ÉphÉmÈre de monsieur Épinard
Au café de Buda que je fréquente règnent des
mœurs patriarcales – les mêmes habitués depuis des
décennies, des billards rapiécés, des garçons en
queue-de-pie. La culture et la civilisation budapestoises suintent ici comme
les journaux dans une ville de province qui arrivent avec un retard d’une
heure et demie et où les commérages et les transactions de
minotiers se répandent par tradition orale et jouent un rôle
important.
Hippolyte Taine[1], créateur de la théorie du
milieu, dépeindrait d’abord en quatre feuillets ce milieu-ci,
avant de s’attaquer à la description de l’émergence
de Monsieur Épinard dans la buvette, son parcours auréolé
de gloire, ainsi que sa chute tragique et son engloutissement. Moi je ne
dispose pas d’autant de temps que Monsieur Hippolyte Taine. Moi je
commence tout de suite par Monsieur Épinard, enveloppé de toute ma
compassion, tel qu’il est assis à l’autre bout du
café, sur la chaise la plus latérale, à côté
des billards. Il est assis là depuis des années, Monsieur
Épinard, à regarder les joueurs – je crois que si Monsieur Épinard
se décidait un jour à écrire un manuel sur la
théorie du jeu de billard, même le plus valeureux successeur de Stanoï pourrait le feuilleter utilement. Dans la
vision du monde de Monsieur Épinard, telle que je l’imagine, les
positions respectives des objets et des idées ne sont pas
déterminées par l’antagonisme de l’attraction et de
la répulsion des masses, du bien et du mal, du correct et de
l’incorrect, du beau et du laid, mais par l’unique et exclusif
critère de savoir si un objet ou un idéal se positionne par
rapport à deux autres de telle sorte que si on lui communique une
impulsion, il ira oui ou non caramboler les deux autres. Si Monsieur
Épinard regarde la rue et y voit un homme, il pense que si l’agent
de circulation se tenant à deux pas de là lui communiquait une
impulsion avec effet inverse, on
pourrait éventuellement en faire un deux
bandes avant en visant les enfants qui jouent à vingt pas de
là, alors que si, par aventure, en rentrant chez lui après
l’heure de fermeture, Monsieur Épinard levait la tête vers
le ciel étoilé, il pourrait constater en silence dans son for
intérieur que c’est avec la dernière étoile de
Monsieur
Épinard ne joue pourtant jamais au billard, il ne fait que regarder les
joueurs, de trois heures de l’après-midi jusqu’à deux
heures du matin – tout en se demandant probablement quelles sortes
d’oisifs peuvent perdre leur temps à de pareilles
futilités. Les gens ne s’occupent pas beaucoup de lui, les joueurs
lui lancent parfois un regard irrité, ils le considèrent comme un
objet encombrant, quand il les empêche de placer la queue suffisamment en
arrière. Monsieur Épinard répond alors d’un sourire
courtois, il se déplace d’un geste avec sa chaise pour faire place
à la queue, comme en reconnaissant que, si deux corps ne peuvent pas se
trouver au même moment au même endroit, la queue de billard doit
dans tous les cas jouir d’une priorité. Il arrive quelquefois
qu’on l’interpelle : « veuillez m’apporter un
verre d’eau », et le plus curieux est que Monsieur
Épinard ne se vexe pas, il est plutôt fier d’avoir
été pris pour un des garçons – néanmoins il
écarte ce grand honneur, et le client murmure un « oh pardon,
j’ai cru que… », gêné.
Le
nom de Monsieur Épinard ne s’est révélé
qu’un certain jeudi soir lorsque, pour un court instant, il est devenu le
centre de toute l’attention – jusqu’alors tout le monde
l’ignorait.
Mais
ils ont fait sa connaissance jeudi soir.
Ce
jeudi soir donc Monsieur Épinard n’est apparu Dieu sait
d’où que plus tard que d’habitude. Il s’est assis
à sa place habituelle, mais il semblait nerveux. Il sursautait, il avait
la bougeotte, à plusieurs reprises il a eu l’air de vouloir
parler. De l’autre côté, devant la grande vitre, passait une
personne en laquelle il crut découvrir une de ses connaissances car, de
façon inattendue et si fort que même les joueurs de billard
levèrent la tête, il lui cria :
-
Monsieur Fuksz !
Monsieur
Fuksz, hésitant et sourcilleux, se tourna dans
sa direction, il ne savait manifestement pas trop à quel titre ou sur la
base de quelle connaissance Monsieur Épinard pouvait
l’apostropher.
-
Savez-vous que l’assassin s’est fait prendre ?
Monsieur
Fuksz s’arrêta.
- Que
dites-vous là ?
- Il
s’est fait arrêter voilà une demi-heure. Qu’en dites-vous ?
C’est le fils du concierge !
- Qui
vous l’a dit ?
- Je
viens de parler à l’officier de police que l’on a
contacté par téléphone. Une édition spéciale
sortira dans une heure.
Monsieur
Fuksz lança un
« Pardon ! » aux joueurs de billard qu’il incommodait
– il se fraya un chemin entre deux tables et alla s’asseoir
à côté de Monsieur Épinard. Mais les joueurs
cessèrent également leur jeu – l’un fit semblant de
s’apprêter à tirer mais fit volontairement une fausse queue
pour pouvoir écouter. L’autre, avec sa queue levée, se
figea en statue. Les deux joueurs dressèrent l’oreille mais
n’entendirent rien du chuchotement. Quand quelques minutes plus tard
Monsieur Fuksz sauta nerveusement de sa chaise pour
courir à l’autre bout du café, l’un des joueurs
s’arma de courage et l’interpella :
- Pardonnez-moi
d’intervenir sans vous connaître… Que vous a dit cet autre
Monsieur ? L’assassin a été arrêté ?
Je m’appelle Plach.
- Très
honoré. Fuksz. Eh bien, en effet, il a
été arrêté. C’est le fils du concierge. Il possédait
un passe-partout depuis six mois. Il l’a poignardée avec des
ciseaux.
Trois
personnes s’approchèrent derrière le dos du joueur de
billard pour profiter de la conversation. Se sentant bien défendu
par-derrière, le joueur s’enhardit :
- C’est
affreux ! A-t-il avoué ?
- Sur
le champ. Une partie des ciseaux ensanglantés a été
retrouvée. On a bertillonné sa tête. Il a failli poignarder
aussi l’officier de police. Excusez-moi, je suis pressé.
Et
saluant du petit geste de tête élégant des gens très
occupés, Monsieur Fuksz file
déjà. Dans le groupe abandonné les gens se consultent. Un
nouvel arrivé s’adresse au joueur de billard :
- C’est
vrai qu’on l’a arrêté ?
Le
joueur fait un geste de la main :
- C’était
sûr ! J’avais bien dit que ça devait être
quelqu’un de l’immeuble.
- Il
l’a poignardé avec des ciseaux ?
- Avec
des ciseaux empoisonnés. C’est le pharmacien qui l’a
révélé, il y avait fait faire le produit.
- Qui
a porté la nouvelle ?
- Ce
monsieur, assis là-bas.
Huit
paires d’yeux fixèrent en même temps Monsieur
Épinard. Mais Monsieur Épinard regarde par-dessus les
têtes. On n’ose pas lui adresser la parole. L’un d’eux
hèle le maître d’hôtel, chuchote quelque chose et lui
file un pourboire. Le maître d’hôtel hoche la tête,
rejoint Monsieur Épinard, chuchote. Puis il revient.
- Eh
bien voilà, c’est l’adjoint du commissaire de police qui le
lui a dit. Si le cadavre était aussi noir, c’est parce qu’il
a été au préalable empoisonné. L’assassin a
profité de l’absence de domestiques à la maison.
Une
minute plus tard un homme élégant en culotte de cheval se
présente à Monsieur Épinard. Il roule les r, et dit avec
une familiarité arrogante :
- Salut,
Épinard ! Tu ne me rreconnais pas ?
Tu ne me rremets pas ? On a passé notrre enfance ensemble. Chaque fois tu me prromettais de venirr me voirr au domaine.
Deux
autres minutes plus tard quatre personnes étaient déjà
assises à ses côtés. Monsieur Épinard, tout rouge,
ne cesse de tourner la tête à gauche et à droite. Mais
ça ne dure pas, Monsieur Fuksz revient
à pas pressés.
- Pardon,
mon cher Épinard, de te déranger… Son Excellence te prie de
bien vouloir l’honorer juste une minute à sa table… Ces
Messieurs te pardonneront…
- Pardon,
Messieurs…
Épinard
saute de sa chaise, il est suivi du regard envieux des quatre autres. Tout le
café se concentre dans la direction de la table séparée,
la table habituelle de son Excellence, où, en dehors de lui et de son
cercle étroit, il n’a encore été donné
à aucun mortel de s’asseoir – et où cette fois
Monsieur Épinard prend place, juste en face de son Excellence, à
la place d’honneur.
Je
ne détaille plus l’histoire mouvementée de cette heure. Les
hommes politiques, aventuriers révolutionnaires, chefs de guerre ou
historiens, ont l’habitude de parler de ce qu’ils appellent le
moment psychologique durant lequel naît une grande
carrière, à supposer que l’acteur principal s’en
rende compte. J’ignore si Monsieur Épinard s’en est rendu
compte, mais en tout cas il n’en était pas loin, c’est
certain. Pendant une heure ce café de Buda a ressemblé à
celui de Marseille d’où Napoléon s’est fait inviter
à Paris. Une heure pendant laquelle il s’est trouvé des
personnes qui prétendaient être des parents proches de Monsieur
Épinard "qui relatait toute l’affaire, en détail"
– un colonel s’est même présenté à lui.
Les garçons barraient les portes, chassaient les curieux qui voulaient
seulement voir Monsieur Épinard. Le café voisin s’est
vidé, ses clients se sont déplacés, le patron qui a fait
une recette record donnait ses instructions d’une voix de stentor depuis
la table de Monsieur Épinard où il s’est niché, tel
l’imprésario d’un homme historique.
Le
petit journaliste que le hasard a conduit dans ce café et à qui
Monsieur Épinard a tapé l’épaule avec condescendance
quand il a voulu l’interviewer, n’a pas eu la moindre idée
d’avoir été la cause directe de l’écroulement
de ce règne éphémère – il ne savait pas non
plus qui était Monsieur Épinard et pourquoi il était
célébré. Tout ce qu’il a fait, c’est de
téléphoner au bureau de presse de la police où on lui a
répondu que l’instruction était au point mort. Et il a
été certainement très étonné quand, une
heure plus tard, après avoir écrit son reportage, en se rendant
vers la sortie, il a revu Monsieur Épinard assis sur une chaise, seul et
abandonné, à l’extrémité du dernier billard
– un homme solitaire, usé, qui gêne tout le monde dans le
passage et qui empêche de donner un long élan à la queue.
Et
comme autrefois, Monsieur Épinard, sourit courtoisement et
dégage, lui et sa chaise, du mouvement des queues, comme pour
reconnaître que si deux corps ne peuvent pas se trouver au même
endroit au même moment, la priorité doit dans tous les cas revenir
à la queue de billard. Et il pense avec amertume à l’heure
de sa gloire déchue, et s’il y a un homme qu’il peut
haïr, alors c’est certainement le fils du concierge du numéro
six du boulevard Teréz, cet imbécile,
cet incapable, qui n’a même pas tué Amália
Leirer[2]
comme il l’avait imaginé, lui, alors qu’une brillante
opportunité s’était présentée puisqu’il
n’y avait pas de domestique à la maison.