Frigyes
Karinthy : Recueil
"Panorama", titres
le dompteur d’homme
Ma chère Leóna,
Après un silence d’un an j’ai
enfin le temps de te faire le compte rendu de mes résultats – je
ne peux le faire qu’à la hâte, parce que l’hirondelle
assise ici en bordure de ma cage devra rejoindre dans une demi-heure son
régiment en partance pour l’Égypte, elle te portera cette lettre.
Ma chère Leóna,
unique et doux ange gardien de ma vie, le jour où je me suis
résolu à cette expédition difficile, je ne t’ai
décrit que globalement et trop succinctement le but réel de mon
entreprise scientifique et psychologique, cette entreprise qui m’a
suffisamment enthousiasmé pour que, malgré mon amour
enflammé et soucieux pour toi, je puisse t’abandonner pour elle.
Aujourd’hui que s’approche l’achèvement de cette
expérience de la plus haute importance, j’assume ma
décision d’alors avec fierté et sans regret :
j’ai pu réaliser ce que je voulais, j’ai pu passablement
approcher le but de l’expédition, et mes observations et les
résultats que j’aurai bientôt l’honneur de rendre
publics à l’assemblée générale de la Ligue de
Mes congénères ont tous
essayé de me retenir de cette entreprise qui jusque-là avait
brisé les défenses de tous les expérimentateurs sans
exception. Selon nos traditions l’homme ne peut pas être
dompté. Par conséquent, lorsque j’ai dévoilé
mon intention à Orang-outang, directeur du cirque Jungle, il a
haussé les épaules et n’a même pas essayé de trouver
quelques compagnons pour moi afin de mener à bien mon expérience.
J’ai donc pris seul ma route, tu es
bien placée pour le savoir, après une préparation
minutieuse de mon projet. En ce temps-là nos éclaireurs avaient
signalé l’infiltration de plusieurs hommes du côté des
éclaircies septentrionales des forêts encerclant notre chef-lieu :
leurs rapports permettaient d’envisager une présence de plusieurs
spécimens adultes de la variété d’hommes la plus
dangereuse, nommée fusilaudos. Ces fauves sont très difficiles à
approcher. De leurs glandes dorsales ils propulsent un liquide igné mortel
pour le lion. De plus, ils sont lâches et malveillants, et leur
comportement est difficilement prévisible.
Mon entreprise était rendue plus
difficile par le fait que je devais entrer en possession d’un
spécimen humain vivant –
il ne fallait même pas blesser ou rendre inapte au combat l’homme
choisi pour mes expériences. Alors j’ai monté un
traquenard. En pleine nuit j’ai quitté mes buissons en rampant et
j’ai pris position à proximité d’un soi-disant piège, c’est-à-dire
un machin que ces fauves laissent avec prédilection derrière eux
en quittant leur campement, allez savoir pour quelle raison. Ce piège
était un grand trou recouvert de branchages. Je suis descendu au fond du
trou et j’ai attendu non sans nervosité ce qui allait suivre.
À l’aube j’ai entendu
au-dessus de ma tête des mouvements et un halètement que je
connaissais déjà de mes précédentes chasses
à l’homme. En allongeant prudemment la tête j’ai
aperçu au bord du trou un homme bien développé, à
la peau blanche, un fusilaudos de type
européen de l’espèce la plus dangereuse, celle dont nos
explorateurs en sciences naturelles prétendent que les individus ne
s’épargnent même pas les uns aux autres la
sécrétion de leurs glandes.
Ma situation devenait critique vu
qu’apparemment le fauve s’est aperçu de ma présence.
Par chance j’ai remarqué derrière le fusilaudos
une cachette à roulettes nommée cage. C’est une sorte de broussaille artificielle
fabriquée en un matériau résistant qui pousse en Europe,
la patrie ancestrale des lions, leurs graines ont dû être
importées chez nous par les hommes. D’un saut hasardeux, je me
suis lancé par-dessus les branchages couvrant le piège et je me
suis installé dans
Cette fois il me restait à
l’amener, par des suggestions adéquates, depuis ma position
abritée, à des actions cohérentes avec mon objectif. Pour
commencer j’ai expérimenté sur lui les effets les plus
brutaux : c’est par des rugissements et un regard fixe, rigide et
irrésistible que j’ai essayé de le pénétrer
de ma supériorité intellectuelle. Non sans succès. Au bout
d’une résistance de quelques heures, j’ai réussi
à lui faire suffisamment peur pour qu’il comprenne ce que je
voulais de lui et il s’est mis à pousser respectueusement ma cage,
ce que je n’aurais pas pu faire moi-même.
J’ai alors entamé la mise en
œuvre de l’autre point de mon programme : transférer mon
captif en Europe où, sous le climat et dans les conditions de vie qui
conviennent à sa nature, je pouvais l’étudier plus
scrupuleusement et minutieusement, afin de le plier sous le joug de ma volonté. Je ne
veux pas détailler toutes les méthodes fastidieuses et adroites
employées qui m’ont permis d’atteindre mon but.
Contentons-nous ici de préciser brièvement qu’au bout de
quelques semaines j’ai fini par arriver à Paris avec cage et
bagages, talonné partout par mon bonhomme que, grâce à une
intimidation et une sévérité puritaine, j’ai
réussi à m’enchaîner et que par ailleurs j’ai
baptisé Bumpo.
Bumpo était brisé par le long
voyage ; c’est tout à fait intentionnellement que
j’avais choisi cette variante peut-être peu digne des lions mais la
seule efficace face à un fauve dangereux de son espèce, pour le
briser. De ma confortable oisiveté dans ma cage, je l’ai contraint
à la soulever, la pousser, la trimbaler, cela finit par assez vite
l’abrutir et il ne pouvait plus guère exister sans moi, je
n’avais nullement à craindre qu’il s’enfuie. Le jour
où je suis parvenu avec lui à Paris, on en est arrivé au
point que je pouvais sans crainte lui faire ouvrir la porte de ma cage et le
laisser entrer chez moi.
Je vous passe les autres détails.
Juste pour dire que ma peine a été couronnée d’un
succès complet, Bumpo est totalement
dompté ! Comme j’ai déjà eu l’occasion de
le dire, je trouverai un moyen convenable pour mettre en forme
l’importance scientifique de l’expérience. Tu peux
d’ores et déjà faire savoir au directeur du cirque Jungle
que l’année prochaine, si Dieu m’aide à retourner
chez nous, il pourra inscrire sur ses affiches pour son public, une attraction
jamais vue, sans exemple dans l’histoire du Sahara ! Si vous voyiez
ce fauve malveillant et indomptable, comment il soumet tout son instinct
à ma volonté, comment il règle toute sa vie sur la mienne,
comment il passe toute sa journée dans mon entourage, comment il fait
tout pour chercher à me plaire ! Chaque jour à heures fixes
il entre dans ma cage, c’est lui
qui me sert, c’est lui qui va
à la chasse à ma place, il
ne dévore pas le gibier qu’il prend, mais il le pose respectueusement devant moi, pus il balaie les restes et
s’accroupit dans un coin pour manger lui aussi quelques morceaux. Il est
passablement émouvant et comique de le voir s’empresser et
s’agiter autour de moi, guetter mes gestes, et si parfois il voit que je
suis triste, sujet à la nostalgie, que je soupire, il prend peur et pour
me distraire il saisit une sorte de longue corde tressée et la fait
claquer pour me changer les idées. Désormais je peux même
laisser ouverte la porte de ma cage, il ne risque pas de partir à
l’aventure. S’il arrive que de temps à autre ses fauves
congénères qui se défoulent dans leur fureur primitive
tâchent de s’approcher, c’est lui qui se charge de les
repousser, il ne leur permettrait certainement pas de me faire aucun mal !
Et ceci, j’y suis parvenu sans violence et sans agressivité, mais
avec de l’intelligence et un traitement léoniste !
Ma chère Leóna,
j’espère que nous nous reverrons bientôt. Embrasse nos chers
petits pour moi et enseigne-leur bien qu’il n’existe pas de nature
méchante, bestiale et assassine que la supériorité morale
d’un regard léonin ne puisse dompter, du moment qu’endurance
et patience vont de pair avec la force d’une vision supérieure. Je
vous embrasse tendrement, toi et toute la parenté.
Paris,
août
Ton Leó
fidèle jusqu’à la tombe.