Frigyes Karinthy :  Recueil "Panorama", titres

 

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la piÈce de thÉÂtre idÉale

 

Vous voudriez écrire une pièce de théâtre, mon jeune ami ? La chose est très simple. Dès que vous ne vous casserez plus la tête sur un objet quelconque, original, particulier, auquel personne n’a encore jamais pensé (vous non plus d’ailleurs, puisque dans le cas contraire vous ne vous casseriez plus la tête !), mais affronterez le problème, vous trouverez sans réfléchir, tout seul et tout naturellement, ce que vous devez écrire, tel un cruciverbiste qui ne combine pas, ne se force pas, mais qui lit tout simplement les définitions.

- Vous ne comprenez pas ce que je veux dire ? Évidemment, vous n’avez pas vraiment le sens de la théorie, vous les jeunes. Bon, je vais tout vous expliquer ici, devant vos yeux, en cinq minutes. Mais ne m’interrompez pas, parce que vous me forceriez moi aussi à réfléchir – et si je réfléchis, tout est foutu, commencent les combinaisons, les hésitations, tout ce qui ne sert qu’à troubler ma clairvoyance. Mais si j’arrive à parler sans m’arrêter, je n’ai pas le temps de réfléchir, je me concentre sur ce que je dis, et je peux être sûr de tomber sur la bonne solution. Donc : supposons que je veuille écrire une bonne pièce de théâtre, et j’ai cinq minutes pour savoir de quoi la pièce va parler. À l’instant où je parle je n’en ai pas la moindre idée, mais attendez, si vous ne m’interrompez pas, et ne me forcez pas à me taire, donc à réfléchir, autrement dit à hésiter – (car la réflexion n’est rien d’autre !), alors vous pouvez être tranquille, en cinq minutes j’ai mon sujet. Vous ne me croyez pas ? Alors écoutez, je vais vous le prouver : suivez-moi sur le chemin de la logique. Il s’agit pour moi, n’est-ce pas, d’écrire une pièce de théâtre. Qu’est-ce qu’une pièce ? C’est une chose que nous écrivons sous forme de dialogue, afin que sur la scène des hommes et des femmes les disent et que nous faisions comme s’il s’agissait de nous. Comme ce sera joué par des hommes et des femmes, il est évident qu’il faudra les faire parler de l’amour, parce que dès que des hommes et des femmes se rencontrent, ils pensent à l’amour. Silence, ne m’interrompez pas ! Les pièces de théâtre parlent de l’amour tout comme les manuels de chimie parlent d’éléments et de composés, ou les livres de cuisines parlent de plats. Il nous faut donc un homme, A, disons Andor, qui est amoureux de la femme B, disons Bella. La pièce peut commencer. Alors, maintenant, si Bella aime aussi Andor, c’est une impasse, on ne peut pas continuer parce qu’ils vont s’épouser, fusionner, se neutraliser, s’équilibrer, telle la bouteille de Leyde après qu’on l’a vidée, toute la chose s’arrête, il n’y a plus de mouvement, plus d’action, car j’ai oublié de dire qu’il fallait aussi une action. Il est par conséquent évident que Bella n’aime pas Andor. Mais pourquoi Bella n’aime-t-elle pas Andor ? Elle n’a aucune raison de ne pas l’aimer puisque Andor est un garçon charmant, sympathique, estimable, puisque s’il était un petit homme insignifiant, gris et désagréable, il ne vaudrait pas la peine d’écrire une pièce sur lui comme un soupirant intéressant. Bella doit donc avoir une raison de ne pas aimer Andor. Cette raison ne peut évidemment être autre qu’elle en aime un autre, un homme c, disons Cirill. C’est là que le bât blesse. Andor souffre terriblement du fait que Bella ne l’aime pas, Bella se moque de Andor, évidemment elle s’en moque. Andor en est encore plus désespéré et veut se tirer une balle dans la tête, la faute en reviendrait évidemment à Bella qui s’était moquée de lui. Mais Cirill – ne m’interrompez pas pour l’amour du ciel – un bon ami de Andor – pourquoi ne pourrait-il pas l’être ? – est choqué de cette tournure des événements ; c’est facile pour lui, il n’aime pas Bella, il l’aime d’autant moins qu’il en aime une autre, une femme D, disons Dóra. Cirill est donc choqué et il décide de venger Andor. Une occasion se présente. En effet, Cirill apprend que Bella l’aime – en conséquence il va simplement faire la même chose à Bella que ce que Bella a fait à Andor, il se moque d’elle. Bella souffre atrocement et veut se tirer une balle dans la tête. Alors maintenant, Andor est vengé puisque Bella souffre également – Cirill rigolerait si... s’il pouvait rigoler. Mais Cirill est aussi un homme et Cirill aime Dóra... mais Dóra ne peut pas aimer Cirill parce que dans ce cas toute l’histoire s’arrêterait, or elle ne peut pas s’arrêter par ce que d’abord il faudrait trouver un moyen de l’achever. Mais comment ?!... Ne m’interrompez pas... parce que si Dóra en aime elle aussi un autre, E, disons Ernő, alors on ne pourrait pas achever la pièce, celle-ci deviendrait une série infinie, une piste parabolique, nous aurions bonne mine. Mais ne craignez rien, ça y est, j’y suis, on va la redresser et en faire un cercle, quatre personnages suffiront largement. Donc : si Dóra n’aime pas Cirill, c’est parce que Dóra aime Andor, qui lui, veut mourir parce que Bella n’aime pas lui mais Cirill qui lui, aimait Dóra. Ainsi tout le monde a satisfaction, tout le monde est aimé et tout le monde aime, tout le monde est vengé et tout le monde a reçu son lot, et personne n’est heureux, excepté le public, le public peut pleurer de joie parce que l’amour est un mystère. La voilà, notre pièce, une pièce de théâtre idéale, pas la peine de vous forcer, vous n’en trouverez pas de meilleure. Mais ne songez surtout pas à l’écrire, d’autant moins que je l’ai déjà écrite, elle est déjà à l’affiche, sous un pseudonyme, vous croyez peut-être que je vous ai attendu ? Cassez-vous la tête un peu, vous aussi, si vous voulez trouvez une bonne idée, mon petit.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a également été publiée dans la presse en 1925.