Frigyes
Karinthy - Poésies : Message dans une
bouteille
Symphonie
des yeux
Souvenir d’un
poème non écrit
Oh ce
n’est pas ainsi que je voulais parler de vous yeux des femmes Égrenant
des mots sifflants entassés sans accent Comme qui
terrassé par la maladie parmi ses bien aimés N’a
plus le temps ses poumons râlent pitoyablement Flûte
fêlée au grincement blessant l’oreille Avoue le
secret de sa vie Qu’il
aimait la femme fidèle et autres mots futiles Quel
poème j’avais projeté quelles rimes sur rythme Quels
verbes harmonieux ailés beethovéniens Quels trésors de
corail j’espérais remonter Du fond
de la mer du langage ou le mot s’enracine Afin que
qui l’entend répète bourdonnant Le
message roucoulant d’eaux lointaines lointaines
lointaines Tout a
disparu le cœur n’est pas une coquille Et
lentement tarit la chanson sans paroles En
fouillant cette nuit dans la masse de faillite des souvenirs inutiles J’ai
trouvé ces notes pour un poème sur des yeux que j’avais
regardés Je narre
doucement comme on raconte un souvenir La
demi-heure où la chanson avait en moi germé À
ma place peut-être en un temps plus heureux un poète la chantera
Un jour
d’automne venant de Venise le train de Vienne trépidait Le chemin
serpentait entre de hautes dolomites couleur goudron Au pied
des sapins verts jaunes et roux Comme les
hanches d’une robuste commère en jupe multicolore et tablier Puis
au-dessus de la ceinture une nudité noire Et enfin
au sommet une coiffe de neige Sur cette
même route cent ans auparavant Était
secouée une diligence À
la fenêtre un fier profil d’homme au nez bien arqué Regardait
les cimes et la danse veloutée des nuages au-dessus Johann
Goethe méditait la pensée que cent ans après lui Einstein
et Eötvös découvriraient l’attraction relative Et entre
les lagunes il était attendu par un étrange dernier amour L’Italienische Reise que je
lisais m’a glissé des genoux J’admirais
moi aussi ces montagnes sévères et grandioses Stupéfié
je me dis pourquoi es-tu au monde Que
signifient ici cet humus vert ou ces hautes montagnes « Théorie
grise » pour que je sache le pourquoi des choses Ou
« l’or incandescent dans les feuillages » des
latins bosquets d’orangers Que
je veux être heureux ou plus et y a-t-il plus encore Et alors
entre deux sommets là-haut dans l’azur bleu acier Là
où s’arrêtent les forêts et la zone des prairies
foulées par les gazelles La
demi-lune muette et jaune m’est apparue dans la nuit Point
d’interrogation à la fin d’une phrase que j’ai
écrite sur le ciel Toi
bonheur ici sur terre on te nomme amour Et pour
toi jeune l’amour était la substance de sa vie Y-a-t-il
une vie au-delà de l’amour y-a-t-il existence
en-deçà de la vie Comme
existent rochers et neiges et nuages et hurlantes tempêtes Là-haut
dans la hauteur où brin d’herbe ne pousse Alors je
me suis vu sur cette ligne frontière Devais-je
la franchir oublier le désir le désir Et douce
et douloureuse stupide fièvre du corps Devais-je
revenir tel le pilote quand l’air devient rare Le gaz et
la vapeur commencent à manquer et le moteur hoquette En bas
dans la plaine un hameau attend et une chambre dans l’auberge au toit
rouge Une nappe
blanche un clocher par la fenêtre et derrière
l’église un cimetière Il sera
bon d’y reposer mon cadavre usé de plaisirs de tourments Je fus
pris de dégoût peur et colère comme jamais encore Deux
mélodies sonnèrent à la fois en mon âme cacophonie Chacune
à part est magnifique ensemble une torture comme du verre
gratté L’une
envoyée d’en haut par les orgues des sphères Mais
l’autre transportait l’haleine des eaux sauvages de Venise Puantes
et opiacées comme la cour des immeubles vétustes Auprès
des vidanges et des latrines chevrote un limonaire Il induit des rêves doux et repoussants au garçon de dix ans sur sa paillasse |
La
tête sous l’oreiller le cœur battant sur les cuisses
d’une sordide sorcière C’est
ainsi qu’angoissé je me débattais le cœur
soulevé et l’estomac noué Et je me
rappelais que je montais et descendais les carreaux usés d’un
vieil escalier Quatre
fois la nuit endormi frappant à la loge du
concierge Pour
aider un pauvre méchant malade secoué de frisson La
quatrième fois la croix était trop lourde je m’assis pour
me reposer sur une marche Et dans
mes yeux mi-clos une apparition inattendue faiblement éclairée Je la
revois encore le visage d’une femme inconnue Un
doux sourire apitoyé sur ses lèvres et ses yeux pleins de
pitié pour moi Elle me
regardait avec un grand amour grondeur Elle me
regardait puis s’embruma pâlit et disparut Je fus
inondé de paix me levai souris honteusement D’être
si faible lâche chétif désemparé Car il
existe bien quelqu’un quelque part que je connaisse ou non Il existe
bien des mers grondant des bosquets ondulant quelque part Oh de
nuit comme de jour l’espace est empli d’yeux Oh vois
les yeux ils sont partout ils te guettent veillent sur tes pas T’épient
ricanent doucement quand tes pieds s’emmêlent et tu tombes Te cognes
au mur enragé tu cries tu injuries comme fou Les yeux
te regardent toujours de milliers de coins de milliers de recoins Les
tableaux te fixent sur le vieux mur la pendule méditant tictaque te
regarde Tenant
ses doigts de bois levés devant sa face la forêt
mystérieuse te regarde Te regarde le myosotis
entre ses pétales bleus et
son œil pistil Et
l’iris velouté de la rose trémière et les yeux
bleus de l’iris te regardent Les
maisons dans la rue te regardent de leurs yeux jaunes
écarquillés Et te regarde aussi distraitement la lune Te fixe
et te suit pour que tu ne te perdes aux abords du logis Clignant
de ses milliers d’yeux enflammés pour avoir trop scruté La voûte
étoilée ne fait d’autre que te regarder constamment Et sans
doute au-delà derrière le ciel un œil géant te fixe Figé
comme toi aussi tu regardais enchanté fasciné Les
zigzags des microbes sous l’objectif réglé Oh je
sais maintenant ce qu’en vous je voyais yeux amoureux de femmes Tous ensemble vos yeux voulaient en même temps regarder en mon âme Moi aussi
je voulais assembler tous ces yeux en un seul Pour les
focaliser en incendier les cœurs tremblants Oh
ce souvenir m’élance encore de sa douce douleur Longuement
et sans mots d’un rire gauche et pudique Et
l’électricité du frisson courait d’un
halètement bleu Avec des
étincelles par le nerf des doigts d’une main dans une autre Oh comme
nous fixions les yeux l’un de l’autre mes anciennes amours Femmes
amoureuses dont j’ai presque oublié le visage de chacune Tous se
fondent doucement en un et seul l’Œil luit sur les ondes du temps Seul
l’œil seul l’œil phare dans la nuit Sous
les arbres du parc dans un coin du café Dans
l’hiver engourdi et les champs estivaux Des yeux
s’ouvrent et se ferment se perdent dans la brume larmoient Alignement
infini de miroirs l’œil de l’autre dans nos prunelles Un petit
homme moi dans son œil un plus petit encore elle Miroir de
l’âme périscope allusion et désir et lointaine
promesse Ils se
fixaient l’un l’autre dans une commune hypnose enchanteresse Jusqu’à
ce que les deux corps s’engourdissent Et
s’évanouissent et seules deux paires d’yeux flamboyaient Deux
paires d’yeux cent fois multipliés comme dans les films
fantastiques Aucun ne
savait plus quel œil était à lui et quel celui de
l’autre Ce
n’était plus Éros qui riait ici ni le petit enfant dodu Ces yeux
se perdaient désormais l’un dans l’autre sans ne plus
vouloir d’autres yeux Sinon
pour que dans la lointaine pénombre de cent mille années Ils
ressuscitent et se recherchent et se retrouvent Et se
reconnaissent c’était bien celle qui là-bas dans le noir Se
penchait sur mon front endormi m’appelait éveille-toi et viens
au monde Ça
vaut la peine je suis ici je t’attends et le soleil ardent t’attend Et
t’attend la prairie multicolore des collines et la cime neigeuse des
montagnes t’attend Toute vie
humaine est une lettre scellée et elle descendra cachetée dans
la tombe Personne
pour rompre le cachet seul le rayon tranchant de l’œil amoureux Tu étais
lumière sous le boisseau s’y trouvait une fente De
là surgit une unique étincelle elle a luit un instant Et elle a
sauté dans la prunelle d’une femme puis cet œil s’est
fermé Et
dès lors seule la voûte céleste te voit et seul Dieu te regarde Seul l’univers te fixe et ignore tes désirs. |