Frigyes Karinthy : Poésies : Message dans une bouteille
choral
de Noël
Dans le livre d’or de ceux de mon âge
Je
ne sais pas offrir de vrais et beaux cadeaux Riches
stylos et porte-cigarettes en or Mais
moi j’ai réuni un tas de jolis mots Je
les offrais pas cher, il m’en est même resté, J’ai
eu l’idée d’en faire maintenant quelque chose Je
vais vous composer un choral de Noël Que
nous entonnerons ensuite tous ensemble Nous
les deux fois vingt ans passants du monde ancien Des
amis sont venus l’un s’est mis au piano Et
ce fut si étrange comme jamais avant J’ai
regardé autour ces visages connus Même
ma maisonnée eux qui tant me ressemblent Reculèrent
sur l’image apparurent inconnus Comme
m’en souvenant seulement par hasard Je
devais me forcer pour les remémorer Cela
semblait si loin il y a si longtemps Ces
êtres me causaient des joies et des douleurs Sentiments
que je crains et pourtant si légers Qu’il
n’est plus de vengeance non plus de gratitude Car
je dois voyager quelque part j’ignore où Où
il n’y aura plus d’occasion pour cela Une
unique chose me peinait bêtement (Comme
un enfant à qui on a pris sa toupie Qu’on
traîne pour sortir du magasin mains vides Il
regarde en arrière l’objet dans la vitrine) De
tout laisser ici tel que je l’ai trouvé Mes
mots passionnés n’ont transformé personne Et
je ne souhaitais plus jongler avec les mots Et
me mettre à parler à nous tous à la fois Je
veux prendre congé de chacun un par un Un
serrement de main rapide superficiel Comme
emporté dans la trépidation des quais Les
uns traînent dans le crépuscule enfumé Parmi
des trains qui partent parmi ceux qui arrivent Quand
ils ont dans le soir accompagné quelqu’un, Te
souviens-tu Turcsi[1] de cette grande gare Avec
sa marquise recouverte de suie Qui
fait rêver l’aveugle petit mendiant en larmes Vois-tu
fiston le ciel pour nous n’est rien de plus Ton
amère ambition Milan, ta suspicion Tout
ça est inutile tout ça est superflu Fouille-moi
si tu veux, ce n’est pas moi qui ai Volé
ta tartine de beurre quelqu’un d’autre A
dû nous voler tous les deux mon camarade Salut
à toi aussi Désiré que veux-tu Je
n’ai pas su jouer le grand rôle sérieux De
mimer notre mort en grands éclats de rire À
la gare Laci tu n’es pas apparu, Alors
je te fais dire mon vin simple était fait De
fruit de la vigne ne buvons pas toujours Ce
schnaps enrubanné qui fait s’égosiller Zoltán
ne me gronde pas ne me rabroue pas Car
non je ne pouvais pas agir autrement Je
sais que la bonté n’a pas grande valeur N’ai
pu être méchant pourtant plus glorieux Bandi
était un cas facile il était autre Que
le peuple grisâtre – mais être comme lui Je
te redis que c’est un peu plus difficile Tu
en voulais Imre à cet individu Qui
me donnait des coups de pieds merci merci Un
jour Menyus tu as crié avec colère Contre
moi tu t’en veux
n’est-ce pas je suis sûr Zsiga mon frère ton
rire d’enfant m’a fait du bien Et
envers toi Géza je suis reconnaissant De
t’avoir fait pleurer tous vous compatissiez Quand
j’avais des problèmes je n’ai pas à me plaindre Ce
ne sont que des mots il faut agir les gars Qu’adviendra-t-il
de nous allons réveillons-nous Ce
n’est pas une gare les gars assez joué Vous
ne voyez donc pas ou vous faites semblant Nous
avons embarqué joyeux dans un navire Faisant
fi de la mer ignorants de l’orage Quand
cent mille canots sombrèrent dans l’écume Et
nous nous promenions la cigarette au bec Cravatés
nous lancions des signes distingués En
nous réunissant sur le pont supérieur Et
pendant que toujours nous courons en tous sens Ou
fainéantisons sous les grands parasols Nous
accordant sur la beauté du crépuscule Des
requins et dauphins filent et nous les sifflons Comme
si cette mer n’était qu’un beau spectacle Mais moi j’étais déjà descendu dans la cale Miklós
viens à part j’ai un mot à te dire Es-tu
seul à savoir ou les autres aussi Que
la nuit dernière… (j’ai entendu le bruit) La
mer semblait calme il y eut quelque chose Peut-être
que c’était un iceberg caché |
Le
bas déjà sous l’eau… penche-toi pour le voir Trois
rangées de hublots sont déjà submergées Oszkár
je te supplie regarde autour de toi Ne
vois-tu pas s’approcher ces vagues glacées ? Déjà
si près on voit chaque petite écume Chacune
regarde c’est un petit visage Celui
de bébés mousses et de marins gaillards Peu
de bienveillance dans ces flots
tourbillons Leurs
larges yeux de verre nous fixent intensément N’entends-tu
pas ce rire étouffé là-dessous Qui
chuchote bouillonne sur leur bouche écumeuse Des
vagues de sueur ne parcourent-elles pas De
leur rire ton dos ? Ils rient parce qu’ils pressentent Qu’ils
danseront bientôt là où est ce navire Mon
Dieu pendant ce temps en haut dans le salon Nous
nous prélassons et personne n’a la force De
donner l’alarme de sonner le tocsin ? Mihály
de ses yeux flous fixe la profondeur Il
cligne vers la tour de certaine Atlantide Laisse
je te supplie cette eau mon camarade Ce
ne sont là que sables coquillages et vermines Feux
d’algues vagabondes non
braises d’étincelles Héphaïstos
ne forge sur son enclume rien Et
là-haut ce nuage au ciel crépusculaire Dont
tu crois Ernő qu’il va pouvoir
s’élancer Bon
voilier si tu lui lances la bride au cou Ce
n’est pas nous qu’observe ce nuage là-haut Il
est avec cette eau il en est son parent Et
cette eau avance et s’entrouvre et se relâche Elle
se retire cruelle sous nos pieds sans mot dire Telle
le Pont des Soupirs sur un canal souillé Nous
précipite alors dans la puanteur noire… Oh
les enfants c’en est fini de nous allez Vite
chercher des torches mais où donc est la pompe ? Compagnons
d’infortune où sommes-nous tombés Nous
pensions mes amis que la route était longue Et
la rive lointaine que nous finirions Par
atteindre enfin quelque nouvelle
Amérique Or
aucune lumière aucune étoile au ciel Aucun
phare sur la rive pas de terre pas de havre Notre
monde arlequin il est devenu quoi Une
sphère liquide une eau tourbillonnante Et
notre beau palais flottant et chamarré Un
navire de Noé délabré en ruine Pourquoi
Béla dans ces miroirs fuligineux Examiner
de tes pupilles dilatées Des
générations sont passées avant nous Et
voici maintenant notre tour est venu Comprenez-vous
enfin enfin comprenez-vous Nous
ne sommes pas là dans une métaphore Nous
étions une vie seulement une vie Nous
n’étions rien de plus arbres d’une forêt Or
les arbres ne poussent jamais jusques au ciel À
l’instar de montagnes cruelles monstrueuses Sous
nos pieds un puits noir et notre corps de plomb Ne
se donne pas la peine d’inventions D’ouïes
et de nageoires il descend jusqu’au fond Entendez-vous ?!...déjà...
l’eau… clapote au hublot… Il
ne manque que quelques traits… il n’est plus temps La
mer produit un rot unique et une bulle Eclate…
puis… puis… puis il ne restera rien Il
reste une minute encore une minute… Mes
frères rapprochez-vous blottissez-vous ensemble Jetons
de nos visages ce sourire larvaire Poussons
au moins ensemble un cri cyclopéen Pour
qu’au moins la nuit entende cette nuit froide Diabolique
et pâteuse pour
qu’elle soit maudite Réussissons
vers le ciel notre hurlement Qui
ne s’achève qu’en des râles gargouillant… Il
serait plus beau quand même… ce chant choral Mes
frères compagnons un beau chant solennel Un
Notre-Père terrible de victoire et de gloire Barytons
forts et fiers de nos gorges au pur timbre Cette
minute encore elle nous appartient Et
nous ne craignons pas les autres qui suivront Que
demain le soleil se lève flamboyant D’autres
entendront notre chant lointain de sous la mer D’autres
êtres entendront depuis la profondeur De
la mer notre chant que tous les chœurs résonnent Tous
les autels et toutes les religions Qui
croient en toi Dieu unique sur notre Terre Avec
le son des orgues des schofars des trompettes El
illah il Allah et Löcho
Daudi Et
Kyrie Eleison et au-delà De
tout cela le tintement d’une petite Clochette
de Noël au moyen de laquelle On
conviera demain mon petit garçon au pied du sapin Circumdederunt me genitus
mortis Gloria in excelcis
le Christ sauveur est né. |
[1] Index des noms : Turcsi : Elek Turcsányi (poète, 1889-1944) ; Milán Füst (écrivain : 1888-1967) ; Désiré : Dezső Kosztolányi (écrivain : 1885-1936) ; Bandi : Endre Ady (poète : 1877-1919) ; Menyus : Menyhért Lengyel (dramaturge : 1880-1974) ; Zsiga : Zsigmond Móricz (écrivain : 1879-1942) ; Ernő Szép (écrivain : 1884-1953) ; Laci : Lajos Hatvany (critique littéraire : 1897-1961) ; Zoltán Somlyó (poète : 1882-1937) ; Géza Laczkó (écrivain : 1884-1953) ; Oszkár Gellért (poète : 1882-1967) ; Mihály Babits (poète : 1883-1941) ; Imre Harmath (Chansonnier : 1890-1942)