Frigyes
Karinthy - Poésies : Message dans une
bouteille
À
la gÉnÉration rÉformatrice
Compte improvisé du talent confié au poète
Joyeux enfants, vous que
Bacchus rassemble
Par
vos chansons vous m’attirez ici
………………
Accueillez-moi,
j’aime à chanter aussi
Du
temps passé j’apporte des nouvelles
J’ai
bu jadis avec le bon Panard…[1]
Béranger
Vous ne m’avez pas trop invité
les amis Pour vous accompagner de
ma basse bougonne Quand vous avez en
l’honneur de l’ère nouvelle Entonné le
splendide le chant de la réforme Je dis ça sans
rancune je suis depuis longtemps Défait de
vanité elle n’est qu’un lourd fardeau Ou alors un drapeau qui
pend en haut du mât Je n’en parlerais
pas si quelque suspicion Enjouée ne me
chatouillait pas selon quoi Vous voulez me
répudier en totalité Comme si je n’existais
ou comme si j’avais Enfoui le talent qui
m’a été confié Sans que nul ne
l’ait vu pourtant vous le savez Je ne l’ai pas
enfoui je l’ai comme un bon Maître D’un œil
attentionné multiplié par mille Mais je n’ai pas
gravé mon portrait sur chacun Avec
l’année de la frappe séparément Non le droit
d’auteur n’a jamais été mon fort Même parfois pour
moi je n’ai trouvé sacrés Ni les droits de licence
ni les "scripta manent" J’ai aux
"verba volant" donné la préférence J’ai manqué
de veiller que le mot bien trouvé Soit relié
à mon nom je vais même plus loin Ce nom propre à
mes yeux n’était pas signifiant Je n’ai jamais
moi-même désigné autrement Que de ce signe unique
plus constant que les noms À autre
inapplicable et jamais récurrent Plus orgueilleux que
tous les prestiges sacrés Nom et rang
impérial sur cette Terre : moi Ou le "I"
majuscule de l’amour-propre anglais Donc il peut arriver il
arrive souvent Que je ne puisse me
certifier et alors Que l’histoire
m’oublie et il se pourrait même Horreur que le petit
fils des petits enfants Des siècles
à venir le jeune plein d’espoir Ne soit pas pris de trac
pour avoir oublié Au cours de
l’examen ma première maîtresse Toutefois au-delà
de tous les dictionnaires Et de
l’état-civil j’ai bel et bien été Depuis la minute
où mes barbares yeux s’ouvrirent La merveille qu’alors
cette fois c’est par moi Justement qu’a
voulu ce monde cultivé Se faire réformer
et depuis ce moment J’existe et je
serai parmi vous mes amis Ne serait-ce qu’un
peu et à peine connu Sans nom et anonyme je
serai aussi là Quelque part dans les
mots et le cœur de celui Qui n’entendit
jamais parler de moi peut-être Sans penser que
c’est justement de moi qu’il cite De bons vieux proverbes
ou lançant vaniteux Quelque idée
inventée qu’il croit avoir trouvée Or c’est de mon
crâne qu’elle s’est acheminée Mon crâne depuis
longtemps poussière vers son crâne Pour que par quelque
route étincelle une étoile Je suis parmi vous
même si vous ne pouvez Ni ne voulez me voir je
suis présent tout comme Ce drôle de jeune
homme dont voici la légende Citoyen d’Aveuglie[2] et qui fut le premier Pour un unique instant
il perçut le soleil De cette étrange
sphère qui se lève et se couche Une seule fois dans une
génération Il a voulu en rendre
compte en mots hachés Et trébuchants
à ses congénères mais eux Ne firent que se taire
moqueurs et leurs sourires Le convainquirent que
tout n’était qu’illusion Et
« qu’il est impossible de croire véritable Ce qu’on n’a
pas touché » jusqu’à ce qu’il comprit Que s’ils ne
voyaient pas il était dans le vrai C’est ainsi que je
suis ou debout ou assis Et près de vous
je trinque sur un banc de bois En hôte
indésirable coiffé de ce maudit Bonnet d’homme
invisible sur ma tête hirsute Car je fus attiré
par vos chants et dès lors Je ne tiens pas en place
honteux rongé d’envie |
À mon verre
levé nul ne cogne le sien Tout au plus fixe-t-on
cet instant éphémère Où la cruche
seule danse on se croit ivre mais On ne pense pas
qu’il s’agisse de moi Il n’est pas
agréable enfants d’être un fantôme Être assis
étranger à la table dressée Autour du dîner de
notre propre famille Je tiraille la nappe
regarde dans vos bouches Je m’amuse ainsi
seul ou bien encore j’observe L’étrange
effet produit par mon geste insidieux À la table un
voisin s’écarte quand je bouge Il me fixe et il croit
méditer dans le vide L’autre
n’achève pas son chant comme il pensait Un troisième
mettra la virgule autre part Que là
après le mot où il l’aurait placée Si mettons je
n’étais moi pas venu au monde Ce petit couple roucoule
différemment Et le petit baiser
claque autrement aux lèvres Ce petit rêve
s’achève différemment Cette petite
pensée s’entortille autrement Ce câlin
était prévu pour être une gifle Et cette gifle aurait
tourné en un câlin Si ma main morte
n’avait attrapé n’avait Donné un
élan à ce coude et de chacun De ces gestes rayonne
vers moi une paix Une Loi merveilleuse
prouvant que j’ai vécu Et j’ai rendu
service et ce n’est pas en vain Que jadis j’ai
serré des mains mortes enfant D’autres mains par
la suite dans un dernier geste Me serrèrent la
mienne transférant le courant Ajoutant passe à
d’autres moi je te l’ai transmis La chaîne est
complétée pas encore rompue Espoir de renaissance et
de résurrection Les gars c’est la
réforme ce n’est pas un programme Non plus une ambition la
réforme est ceci Sois toujours sur tes
gardes « observe et tiens-toi bien » La réforme
c’était que jamais je ne sus Si aucune réforme était en mouvement Je savais seulement
quand j’étais étudiant Que je devais passer un
prochain examen De ce quelque chose qui
concerne la vie Qui m’a
été confié je le voulais aussi Pourtant il
s’avéra ensuite que ce n’est Pas pour mon bon plaisir
que jadis l’inventa Quelque énorme
vouloir et effort incroyable Et
incompréhensible une sorte de cri Terrible de douleur ou
de joie on ne sait Qui a poussé ce
cri qui s’étend se répand Tasse tous les atomes
qui depuis le début À la fin
résonnait frisson à mes oreilles Renvoyant dans mes nerfs
les rires et les larmes Ce destin cette voix
m’avait toujours poussé À agir penser dire et puis communiquer Sous n’importe
quelle forme n’importe quelle réforme (C’est de
l’extérieur que cette voix m’a saisi) Elle est cause de tout
c’était la raison pour M’obliger
d’essayer toujours des nouveautés Elle changeait les
formes et aussi les substances Et même les
états de la matière inerte Je fus petit et grand en
cuivre en caoutchouc Ou en n’importe
quoi je fus flamme je fus cendre Gaz charbon à
remplir une tête d’épingle Car je devais savoir ce
que sent un cheval Attaché au timon
quand il penche sa tête Ou regarde ou parfois
piétine sans raison Ce que ressent la femme
quand on baise sa peau Car moi bien sûr
je n’ai jamais pu être femme Et ce que je ressens moi si je désespère Si j’ai peur ou me
vante et Platon et Bouddha Ont-ils senti de
même et X Y et Z Penseront-ils de même le jour où adviendra Ce que moi-même alors
j’ai osé pressentir C’est cela qui
valait mes efforts soutenus Pour que j’aime la
vie attende l’instant rare Où elle cesserait
en un bourdonnement |
Se heurtant à mon
sang mon imagination (Sang idées et
passions et pensées tous obstacles) Et au-delà de
tout s’ouvre un instant la source De la
Vérité pure minute visionnaire Quintessence des choses
heureux rire bruyant Là de
l’autre côté où j’existe déjà Au-delà du mirage
angoissant de la mort Pendant un court moment
les strates successives Multiples bleues et
grises du passé du futur Se vitrifient en moi je
dois ici l’aveu Que je changeais sans
cesse comme font les nuages Et j’étais
constant comme l’obstination Agrippant quelque chose
sans y être forcé Nul ne le demandait et
nul ne l’exigeait Ni intérêt
ni lien familial ni race Point de vue
société ou psychique ou physique Tout comme personne ne
me demande ces vers Personne ne me force et
personne n’exige Que je vous les apporte
en justification Personne ne me force
à ce que le matin Au moment où
d’autres songent à leurs affaires Et aux loisirs et aussi
complaire à leur chef Dans la baignoire je
médite sur le bien Sur le mal et le vrai la
destinée humaine Personne ne me force à
l’arrêt dans la rue À entendre les
mots qu’échangent deux passants Tenter d’en
deviner leur destin et leur vie Résistant
difficilement à leur parler Cela fait
qu’aujourd’hui on peut examiner Mon bilan constamment et
quiconque furète Dans ma boutique pourra
trouver quelque chose Qui lui plaira enfant et
femme et gai luron Poète et
chercheur et soldat car j’ai beaucoup Peiné vécu
filtré il reste un peu de tout Des larmes fausses par
litres quelques grammes de sel Des quintaux de vinasse
des restes de distillat Des millions de boutons comptés
des "oui" des "non" Des
"m’aime" "ne m’aime pas" milliers de
marguerites De tant de fumée
et de suie de tant de mots Quelques humbles
cristaux qui sont à moi à tous Même si cent fois volé
et cent fois enterrés Veuillez entrer pour voir
si vous pensez que c’est Pure vantardise que je vendrais
du toc Ou bien faux
dépassé exigeant la réforme Non les enfants oh non
nulle imposture ici Nulle tricherie ni vapeurs
de la Pythie Pas de rouge Bengale
c’est du bleu d’aquarium Ou du jaune de Chine et
ce n’est pas fragile Prends-le en main ami
l’un n’est qu’un jouet l’autre Est un outil pour ou
percer ou bécher Le brevet de monsieur Luxus Farémido Visage du monde gotivendarabo[3] Minuscule miroir
où tu vois nettement Ton visage hypocrite et
méchant Barrabas Une fleur dans tes mains
dans tes mains mortes Hanna Mon amour sans espoir et
belle pour toujours Chanson que tu ne
manqueras pas d’entonner Tout en haut de
l’échelle jeune ami ambitieux Enfin ce poignard est ma
voix l’entêtement L’a
affûté pour toi c’est mon arme saisis Sa poignée
essaye-le ne redoute rien Pointe-le vers mon
cœur enfonce si tu oses C’est
l’unique poignard qui me ferait tomber C’est le mien mais
le tien mon fils est émoussé C’est ainsi que tu
piques c’est ainsi que je pique C’est ainsi que tu
vis c’est ainsi que je meurs Mais je ne suis pas
Titus Telma[4]
l’invincible Bien que je l’aie
rêvé et donc ne l’étant pas Il valait mieux
peut-être que vous ne m’ayez pas Appelé les
enfants vous voyez la chanson De guerre que j’ai
écrite je ne l’entonne plus N’est ici un
héros que celui qui est nu Le héros ferré
craint pour son talon d’Achille Car il a de quoi perdre en beuveries
slogans Paix et combat vous
accompagnent façonnez Et malaxez ce monde que
moi-même j’ai Tenté de
façonner de transformer un peu |
1935
[1] De la chanson de Béranger : "Le bon vieillard"
[2] "La danse du papillon",
pièce de théâtre où un voyant se trouve seul dans un
peuple d’avaeugles.
[3] Lux Farémido :
allusion au roman "Farémido" ; gotivendar aboutoramito :
allusion à la nouvelle "baragouin"
[4] Personnage principal de la
nouvelle "Légende de l’âme aux mille visages"