Frigyes Karinthy - Poésies : Message dans une bouteille

                                                           

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ÉlÉgie de Noël

 

Q’as-tu fait de mon cœur innocent, époque abjecte réponds

C’est Noël, je n’en veux pas de ton sapin de pacotille

Que la bougie de Noël ne pleure pas ses larmes de cire mensongères

Tu ne m’auras pas avec tes babioles chamarrées

Arrachez de la table la nappe dînatoire

Est dessous une thibaude noire apportez deux bougies

Apportez un crucifix

Je te cite devant le tribunal du Christ

Je t’appelle à l’épreuve de la confrontation

Par ce cœur ligoté brisé jadis divin

Comme j’étais heureux à l’aube de ce siècle

Non pour moi j’étais pauvre et j’étais solitaire

Mais il y avait dans l’air comme une effervescence

Un espoir inconnu une excitation

Nous nous apprêtions attendions quelque chose

Une Surprise que le monde auparavant

N’osait pas même croire aucune génération

Depuis que Cro-Magnon et le Néandertalien

Quittèrent les matins brumeux de leur vallée

Est tombé sur le sol d’une planète inconnue

Cette vermine étrange l’homme qui ressemblait

Et pourtant différait du bétail indigène

Tout vibrait dans cette attente solennelle

Ce qu’était le cadeau je crus le deviner

Avant que retentisse la clochette des anges

Par allusions obscures depuis longtemps promis

Attente solennelle comme font les enfants

Ici-bas sur la Terre et là-haut dans le Ciel

Ce shako et ce sabre distinction divine

Les arbres et les crocodiles sont nos frères

Mon espèce à laquelle j’appartiens par hasard

N’est ni plus jeune ni meilleure ni plus habile

Et c’est pourtant mon espèce qui s’accapare

À quoi toutes aspiraient dans l’Éventaire Céleste

Disposer à jamais du plus beau des joujoux

Le grand et beau Ballon qui porte le nom Terre

Avec quoi ne voulait plus jouer celui qui l’avait fait

Un ballon magnifique formé pour nos désirs

Nous enfants des humains il n’est pas aussi grand

Que le Soleil bien sûr mais pas aussi brûlant

N’embrase pas les doigts est orné de dessins

Des forêts et des mers des chaînes de montagnes

Toutes sortes de couleurs splendides cristaux de neige

Aurores boréales et aussi nénuphars

Tout nous appartiendra, nous y pourrons tout faire

Nous y engouffrer ou jeter des arcs dans l’espace

Nous pourrons tout casser, scruter le mécanisme

Chacun se préparait soucieux et fébrile

Au début de ce siècle en ce jour solennel

Où l’homme régnerait et nous observerions

Ce qui serait à nous pour bien le pratiquer

Jouir vivre user des joies de toutes ces richesses

L’un de nous observait le poisson et comment

Il pouvait prélever dans l’eau son oxygène

Un autre industrieux examinait l’oiseau

Alors le lendemain lui-même s’envola

Un troisième démasquait le Rayon Invisible

À midi en plein jour apparut le fantôme

Squelette redoutable de notre corps vivant

Un autre puis un autre approcha le lointain

Se saisirent du temps firent mouvoir le passé

Qui bouge sur l’écran redevenu vivant

La lampe merveilleuse d’Aladin apporta

Par magie des sons aux oreilles étonnées

Au Sahara pouvait devant toi pleurer le chacal

Mes bottes de sept lieues hip hop là où je veux

Ainsi tournait la Pièce quatre saisons quatre actes

Céleste Comédie de beaux rôles humains

Tout jeune moi aussi j’eus un rôle à vingt ans

Et je m’y préparais avant même d’apprendre

À voir avec mes yeux à dire le prologue

Moi-même quand alors commencera le jeu

Je me rappelle bien la comète de Halley

Un matin pâlement dans le champ auroral

Je traversais les prés venant du ru Rákos

Longiligne jeune homme je composais mon Ode

Effronté comme qui n’a rien d’autre à faire que

Claironner au siècle son ivre dithyrambe

Encore plus belle plus réjouie et plus libre

« Moi jeune prêtre des muses » Érasme de Rotterdam

M’exalter à voix forte, pour que l’oient les vivants

L’entendent aussi les morts aux buttes des cimetières

Léonardo Dédale et Bacon Verulam

Et Shakespeare écoliers de quelques millénaires

Pour que leurs mots ailés se trouvent transformés

En ailes vrombissantes et que le fier discours

Ne soit plus désormais Image et Métaphore : vol !

Car un instant plus tôt de mes deux yeux terrestres

J’ai vu la Terre saillir monter et s’arrondir

Vu le dôme céleste s’incliner de côté

Et sous mes pieds nager et courir le nuage

Les rimes la musique ne m’ont pas enivré

Ce n’est pas la Beauté de son vin bon marché

C’est la Réalité, ce monoplan de toile

Plus beau que la beauté, enchantement plus vrai

Que les enchantements nous vaincrons victoire

Si le pays des cieux ne descend pas sur terre

Nous irons le chercher « il sera nuit et jour

Six jours et six nuits et le septième jour

Nous nous reposerons » et il en fut ainsi

Et l’après-midi-même avec moi mon élue

Nous étions assis à la terrasse ombragée

D’une pâtisserie de Buda nous rêvions

De notre enfant à naître qui vivrait ce jour-là

Siècle abject qu’as-tu fait quand l’enfant est venu

Au milieu de décembre le dix-septième jour

C’était avant Noël cent mille hommes râlaient

Pris dans les lacs Mazure dans les marais gelés[1]

Ensuite mon élue ceci était écrit

A été emportée « Par l’embryon souillé

De la haine et de la folie l’épidémie »

Des pays s’entre-dévoraient comme des chiens

Puis ce fut le silence, la Terre déchirée

Léchait ses plaies des années plus tard quelque part

Je retrouvai mes sens dans un fossé quelconque

Où je fus jeté par le tremblement de Terre

Je partis rechercher ma place en somnambule

Les genoux chancelants le crâne défoncé

Rechercher et ma foi et ma fière confiance

Qu’avez-vous fait du monde et qu’est-il devenu

Où est la Table Ronde pour que j’en loue le chef

Le célèbre d’une ode et quels sont ces visages

En place des anciens si je parle ils m’écoutent

D’un sarcasme ironique n’entendent pas ma langue

Je les salue mais ils ne me répondent pas

Le mot reste coincé dans ma gorge je tends

Vers le ciel la main pour me faire remarquer

Ils croisent leurs regards me tendent une aumône

Supposant que je suis venu pour mendier

Je partirai d’ici oui je m’envolerai

J’entends vrombir là-haut un banquier interlope

Par-dessus la frontière il fait sortir de l’or

Quelque industriel spécule sur la guerre

Il transporte une bombe

Je m’écroule sur les pavés de la chaussée

Je ne parviens pas à balbutier

Mon testament accusateur.

 

1932

 

Suite du recueil

 

 



[1] Lac Mazures en Prusse Orientale, bataille en 1914 entre les Prussiens et les Russes.