Frigyes
Karinthy - Poésies : Message dans une
bouteille
la
prison invisible
De
toutes sortes de prisons
Le chevalier sans espoir
L’esclave de la liberté
Le poète aux lèvres taries
A chanté pour la liberté
Cette fée enchanteresse
Il a déjà trop vérifié
Le visage ridé de notre vieille Terre
Au prix de tant de prisons
La tambouille dissimulée
Des bourreaux des dictateurs
Des vaticinateurs déments
Des pyramides de Thoutmôsis
Jusqu’à la prison de Caïphe
Depuis la prison du Christ
Jusqu’à la couche ulcéreuse
De Galileo Galilei
Vers les geôles d’i Piombi
Quantité de ponts soupirent
Grinçants au passage humide
Les dents d’innombrables rats
S’usaient aux pontons de bois
Où les vagues de la mer haute
Fouettaient les flancs des galères
Tant de jambes furent sabrées
Dans les prisons des faucheurs
Tant de nuages s’amassèrent
Sur la Tour de Salomon
Dans des cages des Chinois
Languissaient le dos courbé
Tant de Mongols en Corée
Les poignets tièdes fragiles
Des Stuart emmenottés
Furent refroidis et glacés
Le Bon et Noble Chevalier
Souvent s’éveilla stupéfait
Sous des moisis dégoulinant
Lui qui souriant rêvait
Entre pierres et jardins des délices
Se construisait de fières Bastille
Et de Tower mystérieuses
Un petit prince de six ans
Fanait en la profondeur du Temple
Dedans la Conciergerie
Des seigneurs désenchantés
Et des laquais intrigants
Attendaient leur mort sanglante
Silvio Pellico aussi
« Ma chétive petite personne »[1]
Pauvre petit maigrichon
Ayant langui tant d’années
Enfoui dans les murs du Spielberg
Durant dix ans Dostoïevski
Supporta la Katorga
De la prison de Reading
Le De Profundis émanait
Des étoupes et des bures
Et à travers le mur à barreaux
Car que ce soit Kazinczy
Ou le prisonnier imaginaire
De la geôle de Chillon
Ou bien l’apôtre Sylvestre
Aussi Barbara Ubryk[2]
Et les bandits de Sing-Sing
Le captif garde espoir qu’un jour
S’écroulera autour de lui
Ces cerceaux de fer ostensibles
Taillés si étroitement
Poitrine d’une vierge de fer
De même que la grande muraille
De l’Empereur Jaune encerclant
Ses steppes jusqu’à l’Océan
Le voleur et l’archéologue
Un beau jour perforeront
Le carcan de triple rocher
Recelant la momie glacée
Les gardes du tombeau du Christ
Trouveront le caveau vide
La terre mouvante rejette
De sa prison ébréchée
Le cadavre de trois jours
Le croyant inébranlable
En l’orbitale gravitation
La fumée de la noble âme
De Monsieur de Cervantès
Transparaît entre les murs
Parcourt les forêts et les champs
Les pavés pleuvent drument
Du haut des murs de la Bastille
Comme les discours vomis
Des bastions des tyrans
Raskolnikov s’apaise
Dans la lointaine Sibérie
New Jersey et Washington
Hurlent à travers deux mondes
Le souvenir et la vengeance
Des deux prisons de Kossuth
On rapporte même les cendres
Et de l’empereur turbulent
De toutes les forteresses
Les serrures grincent un jour
Une sentence finale
Prononcée par le taragot
Mais personne ne le voit
Car nul n’ouvre quoi que ce soit
Car cette cage est invisible
Et soudée à notre corps
Maison d’escargot mobile
Cette Prison Invisible
Où anxieusement nous allons
Parcourant des champs clôturés
Dans le lointain déployé
De ce temps de cet espace
Au long de la rue fourmillante
Sur les traces enchevêtrées
Des pieds de milliers de frères
Tu es tel un ver
étrange
Qui se débat dans la
goutte
De cristal où il se
trouve
Dont un rictus de
noyé
Déforme parfois la
face
À travers ce mur de
verre
C’est un spectacle fort drôle
Nous trimballons haletants
Avec nous ce mur vitré
De la prison invisible
Dont personne ne sait rien
On se regarde
étonné
Quand parfois
étrangement
Nous allongeons bras et
jambes
Et les maintenons en
l’air
Dans un geste malhabile
Comme pour vouloir tâter
Des bras et des mains tendues
Vers des tables apprêtées
Ce poing que tu as levé
Dans l’intention d’écraser
L’aventurier vantard
Ces mains que tu tiens ouvertes
Afin d’y blottir les mains
De ton rare ami fidèle
Et pour un adieu final
À ton ancienne aimée si chère
Qui de longtemps t’a oublié
Croyant que tu l’as oubliée
Et quand ma tête retombe
Et que je courbe le dos
Ils regardent sans comprendre
Ils ignorent que dans ce cas
Mes poings mes mains mon échine
Ma fureur et mon espoir
Se heurtent à la paroi
De cette prison invisible
Ainsi se clôt sur ma vie
Le salut de mon beau destin
Tous les battements de mon cœur
Étouffent dans ma poitrine
Ils crient à la liberté
La prison invisible est
Le tissu tenace
Des souvenirs malheureux
D’une
déplorable nature
Ainsi ai-je été maudit
Au fond d’un cul de basse fosse
Dans son recoin le plus sombre
Mornement et sombrement
Ceci durant tant d’années
À subir le supplice entêté
De Magnus Magister la Vie
À coups de cales et de clous
Elle pose une unique question
D’un ton monotone et cruel
Et sous diverses variantes
Sans obtenir un aveu
Elle ne m’enseigne pas la peur
Ne m’enseigne pas à répondre
La prison invisible
D’où la fuite est impossible
Dont la très ancienne clé
Tu l’as enterrée en toi
Jamais tu ne la trouveras.
1934