Frigyes
Karinthy - Poésies : Message dans une
bouteille
le 22 juin mille six cent trente-trois
Lettre trouvée sur une pierre du Colisée
Je note à la
volée ces lignes sur ce poisseux bout de toile Que j’ai
trouvé ici au Colisée entre les vieilles pierres Je n’ai rien sur
moi pour écrire un bout de plomb fera l’affaire J’étais
sorti seul pour faire un tour au grand air Le silence me fait du
bien seul depuis des mois pour la première fois Construire de belles
phrases je n’en ai nulle envie Je suis vieux me
fatiguent la syntaxe et la règle Combien de fois
j’ai dû torturer mon cerveau Des mois durant pour
trouver les réponses Sans que
n’éclate au jour le clou de vérité Qui embrouillerait Messer Gasparo di Santa Croce Intelligent ce Santa
Croce mais comme il a des lèvres étroites Et j’ignore
toujours la couleur de ses yeux car la salle est obscure Quelle souffrance de
penser longtemps à autre chose Que ce que j’aime
peut-être il aurait mieux valu Le banc de torture
à quoi on m’avait fait de fines allusions En mots tout à
fait tendres pleins de tact il est vrai En passant les
détails il n’en est pas moins vrai Que j’ai
bien vu la cave les brodequins la roue Cela ne me va plus ce
n’est plus bon pour moi Pourtant j’aurais
peut-être été aussi heureux après Que je suis maintenant
que je peux griffonner Libre et sans contrainte
mais si j’écris pour qui Je me demande ce
n’est pas de la science Je
ne connais personne à qui adresser une lettre J’apprends
qu’à Tübingen on ennuie Monsieur Kepler Ces protestants ne
plaisantent pas dans les affaires d’étoiles Ils ont fait
brûler les Dialogues quelques autres cahiers À Londres
personne ne veut de mal à Bacon Verulam Pourtant tout
récemment il s’est joint de son chef et avec enthousiasme À frapper
Copernic de la foudre de ses mots ironiques Bacon n’est
qu’un exécrable et stupide rodomont Dans les
sciences physiques habile à débiter De stupides abscons
pathos philosophiques Il n’a pas
apprécié l’expérience de Pise Qui fait retourner dans
sa tombe Aristote vieux coureur de jupons Il tourne comme…
mais laissons le tournis pour l’instant J’en déduis
qu’en pensée je ne pourrai Converser
allègrement avec quiconque en ce monde étendu Si ce n’est ma
fille Livia… elle ne m’a pas rendu visite Peut-être Vincenzo
ce vaurien mon éternel chagrin Je n’ai personne
à qui poster de mon vieux cœur les palpitations Je ne peux tout de
même pas murmurer seul comme un insensé Je ne me suis pas
confessé je dois me libérer De cette abomination qui
s’est concentrée là Quelque part sous mon
cœur lorsque j’y ai mis mon paraphe « À
Rome ce 22 juin mille six cent trente-trois Je prête serment
en posant ma main sur ce livre sacré Que je me repens…
et je hais… je maudits… et retire… Et je reconnais comme
hérésie… comme erreur… comme faute… Et je me soumets…
à l’ordre du Saint Office Dieu me vienne en
aide… persiste et signe… Galileo Galilei » Non non
ne laissons pas ceci sur mon front j’ai beau l’agiter le
pétrir Sur ce ton-là
personne ne comprend mon discours Ni ceux qui vivent et
ont jamais vécu Se sont
accoutumés aux formes rhétoriques Le sage cadre classique
de la dispute pure Je n’ai plus de
compagne pour envoyer mes plaintes Même pas une
plainte seulement bégaiement larmes de mes vieux yeux Toi seul me restes toi
le Non-né sourd muet Toi qui ne
soupçonne pas ta venue mon petit-fils lointain Tu fileras prestement
après de bien longs siècles Sur mes os pourrissants
à bord de ton cheval mécanique Alors écoute-moi
c’est à toi que j’envoie ces quelques vers confus. Je les cacherai ici sous
ces pierres dès qu’ils seront écrits Prends-les en main
lorsque tu nettoieras cette ruine Pour édifier le
nid divin du splendide Aigle humain Gai compagnon ami
très cher mon petit-fils mon frère Tu es la seule
connaissance qui me reste en ce monde |
Tu me connais tu vois tu
sais ce qui m’est douloureux Pourquoi je ne sais pas
l’expliquer à ces autres Comment s’ajustent
ensemble l’Acte que j’ai commis le Verbe proféré Tu comprends
n’est-ce pas ta voix est cette voix Il n’est pas
nécessaire de tisser le rocher Fulgurant
d’étincelles de mon âme dans un sonnet En débris
dispersés il éclate ton cœur léger l’attrape Il en sera ainsi chez
vous n’est-ce pas sans autant de fardeaux Qu’il est bon de
parler avec toi mon âme en est toute allégée Bien que tes mots en
écho ne parviennent Quand ils viendront
enfin mon oreille sera sourde Écho que tu es
dans le temps sur le pâle Neptune (Mieux qu’à
l’oreille qui entend mal est pour moi de parler au mur sourd) Oh pourquoi ne peux-tu
me tendre à travers le Temps ta main fraternelle Pourquoi ne me fais-tu
pas traverser ce fossé Je serais mieux
au-delà plus simple et plus juste plus familier plus vrai Je vais souvent chez
vous en imagination J’y apprends votre
langue m’habitue à vos rues La calèche qui
m’attend près du Tibre est trop lente pour moi Pour me porter pour que
le bon prince de Toscane m’emmène dans sa villa Je suis trop vieux je
n’ai plus le temps je piétine impatient Mon bissac est vide mon
temps ne veut pas de moi mon honneur est perdu Envoyez me chercher un
oiseau mécanique Comme vous en avez ou
envoyez un message à travers toutes les mers Avec ce cor que
l’on entend toujours partout Qu’entendent
à la fois et le fou et le sage Je ne me sens pas bien
emportez-moi d’ici On me rabroue menace je
suis surveillé par les vieux Et les jeunes
répandent que je suis galeux et lâche Et que j’aurais
mieux fait de crever au cachot Ou rôti au
bûcher en craquant ma peau sèche L’un est Folie
Sacrée l’autre est la Santé Sobre Œil exorbité
sourire gris sournois stupide C’est facile pour
eux qu’ont-ils à faire du lendemain Ce compte pour eux
c’est une poule fraiche Et maîtresse
putain mercenaire parée Et c’est facile
aussi pour toi mon petit-fils Au-delà du futur
tu sais déjà toi ce que j’affirme seulement angoissé Que pour l’instant
pendant des siècles tout sera indifférent Peu importe qui tourne
et ce qui tourne Et ce qui fait monter
descendre la marée Sur la belle
scène inutile de ce ciel étoilé On referme en grondant
le rideau de velours et de fer Le vacarme ancien et
toujours nouveau là en bas recommence Tiens depuis hier le
Prussien joue la même flûte que le Français Henry rigole dans sa
barbe il sait bien qu’ils jouent faux Qu’en a-t-il
à faire de ce tournoi héroïque et grandiose Qui a donné au
monde dans sa clémence un nouvel Alexandre et un nouveau César Dans ces affaires de
planètes et soleils si lointains qui sait le vrai le faux Je suis fatigué
moi amis j’aimerais du repos Allons fais-moi un peu
de place pour m’asseoir près de toi Veille que personne ne
nous entende tends ici ton oreille Je vais te chuchoter le
vrai bien que tu le saches déjà Tu n’en a pas
besoin mais moi ça me soulage Évidemment
c’est vrai que la Terre tourne Bien sûr pas un
mot de vrai dans mon serment sacré Bien sûr que
c’est moi seul qui avais raison Seule ma main a
signé ce méchant parchemin Mais maintenant
penche-toi plus près je te révèle le secret Ce n’est ni le
bûcher qui m’a effrayé ni le banc de supplice Qui m’ont fait
plier bas dans la repentance et le déshonneur Oh j’aimerais un
bûcher de flammes pour brûler au-dessus Flamme moi-même
Esprit Vivant Jeunesse Avenir et Amour Sur cette Terre
pirouettant si vivre valait la peine Si ça valait la
peine à la flamme au Beau au Bon de flamboyer Mais est-ce la
peine ?
Amis bien sûr que la Terre tourne Mais pas pour moi ni
pour toi seulement pour l’avare insolent Pour
l’imbécile qui file avec elle gaiment sans même y croire Mieux vaudrait
qu’elle arrête et avorte et s’écroule… |