Frigyes
Karinthy - Poésies : Message dans une
bouteille
Aux
frères de l'esprit enfermé dans la bouteille
1934
Frère de mon âme avec les autres
éparpillés
Saisis la
balle que je te lance renvoie-la loin
À ce
troisième Frère qu’il la lance à son tour
La balle ardente de ma pensée volant sur les ailes des mots
(Car dans la
cavalcade babélienne des langages
Le mot vole
plus loin que le stupide obus)
Ready elle rebondit sur mon crâne cette bonne
raquette
La
voilà sifflante déjà dans l'air doré
De cette fin
d’avril douce et âprement fraîche
Elle vient
de survoler le dôme du parlement
Passé
le Balaton la vallée de la Vág et
franchi la frontière
Les cimes
autrichiennes la suivent du regard figées et orgueilleuses
La
voilà flèche par-dessus les Alpes et les forêts teutonnes
Ici le
miroir du Léman là-bas c'est Postdam et les rues de Berlin
Une foule
noire crie vivat Hitler et maudit Dieu
Qui dessina
jadis notre région terrestre
Propre
à ce que d’autres que des fous s’y répandent
Dans le
palais vitré des boutiques ou dans des niches
Comme en les
alvéoles d’un nid de guêpes
Une
étrange tête d’insecte se tient assise
Elle tisse
obstinément cruellement quelque Idée Fixe
Que La
Raison cent fois déjà avait dissipé déchiré
La Raison
qui jaillit du Soleil et qui se sait la Vie
Balle vole
plus haut de là me verra venir
Le regard de
mon Frère au clin d’œil familier
Il fait signe
qu'il sait ce que je pense moi
Inutile de
le dire il faut lancer la balle du mot
Et
déjà la réponse bondit pour clamer
Qu’il
en est de même Là-Bas au-delà de la mer
Chaque
nation chaque génération
Recommence
reprend la danse ce pas de deux
Comme
piquée par une tarentule
Puis prise
de vertige fixe le médicastre
Hurlant sur
son tonneau qu’il soignera ses plaies
L'exorciseur
qui traitera leur mal
Qui sait
lire dans la bile de crapaud
Qui
guérit les maux au foie de mésange
Trognons de
mots nul n'en comprend le sens
Seuls nous
quelques-uns mais jamais personne ne demande
Nous ne
répondons rien car nous avons le temps
Depuis dix
mille ans nous veillons la Moelle du Mot
Son sens
archaïque oiseau-Graal
Verbe ailé
qui voltige cette balle que depuis
Le lointain
brouillard du Temps et de l'Espace
Nous nous lançons
toujours de nous à nous
Milliers de
vieux chevaliers
Servant dans
la dix fois millénaire armée de l’Âme
Pauvre de
toi pauvre de moi Frère
Dis enfin
que tu ne supportes plus toi non plus le mur de ta prison
Bouteille à
paroi lisse où la méchanceté
T'a
fourré comme cet esprit des Mille et une Nuits
Qui à
la fin lassé lâché par l'espérance
A maudit
même son libérateur
Ami fais une
pause abaisse ta raquette
Ne
vaudrait-il pas mieux frapper de nos poings nus
À
l’endroit où l'essaim se trouve le plus dense
Lancer la
balle ce Mot cette grenade
Plutôt
que le passer de main en main gracieusement
Veillant tel
l’enchanteur de ne blesser personne
Le lancer
dans le coin de la halle
Où le
public manifestement nous ignore
Le lancer
qu’il explose en un grand tintamarre
Pour
qu’ils lèvent la tête bouche bée vers le ciel
Ils
remarqueront peut-être ce que nous voyons
Depuis si
longtemps d'ici depuis notre montagne
Ils fixent
du charlatan la gorge éraillée
Qui joue au
maître au seigneur au tournoi
Chevaliers
en heaume en armure blasonnée
Sans
démordre de leur "égoïsme national"
Dans les
plaines d’Asie enfle en chuintant
Un mortier
jaune dans le lit du Yang-Tsé Kiang
Une bulle sale
s’écrase sur le grinçant mur de planches
Et sous le
pied corné de la putride charogne
S'enfonce la
terre croûteuse de la rizière
Monte le
flot tiède et glauque
Emporte sur
son dos les villages geignant
Et par les
fissures de la Grande Muraille
On voit
sourdre la soupe jaune d’un empyème
(Car
piqué par l'épée de petits soldats japonais)
Les eaux
déferlent et claquent déchirent de la terre les tombes
Des yeux
bridés regardent ébahis les flèches de Gengis Khan
Et le sol
tremble sous l'empire de Tamerlan
Il se
pourrait qu'un jour cette masse (car le vent tourne aussi)
Ne se contente
plus des rives du Pacifique
Mais
rebrousse chemin et regarde en arrière
Et comprenne
étonnée qu’à travers les détroits
Du Caucase
et les rives de la Caspienne
La voie
redevient libre comme au temps des Tatars
Malheur mon
frère malheur l'heure n'est plus aux discours
il vaudrait mieux penser à nous-mêmes
Au mont Salvat et au mont Ararat
Quand des
flots du Déluge les cimes émergeront
Il nous
faudra alors une île comme barque
Pour avoir
d'où lâcher encore cette colombe
Construisons nous vite un immense Zeppelin
Les passagers
n’en pourront être que des Âmes nues
Âmes
nues au moteur âmes nues aux cabines
Sur la soie argentée des âmes nues grelottent
Comme en l’eau
grisâtre du fleuve des enfers
Que tous
viennent avec nous qui n’ont plus rien à perdre
Qui
n’ont sur cette Terre d’autre fortune que
Leur âme
nue traînant par les villes un cadavre
Leur cadavre
humilié secouant furieux
Le fardeau ennuyant
de leur corps de leurs nerfs
De leur
cerveau précieux récipient de leur Âme
Pour
enfanter pour elle la grande Pensée du temps
La
Rédemption et la Solution
Afin d’avoir
de quoi tu dîneras demain
Quand nous
passons auprès des maisons des boutiques
Avec les écriteaux
"fermeture définitive"
Et
"cessation de toute activité"
Moi aussi Frère
j'avoue avoir de ces pensées
Coller un
ruban bleu « en faillite » à mon front
Je ne sais rien
dire d’autre à notre Temps peut-être
Le chaland
s’arrêtera-t-il pour me lire
Flairant la
savoureuse odeur de charogne
D'une avantageuse
liquidation
Mon corps
dépérit Frère je meurs
Et je n'ai
d'autres dernières paroles
Ni testament
pour disperser mes biens
Comme jadis
m’enseignèrent mes livres d’écolier
Débitez
ma chair débitez mes os faites-en de la colle
Ce monde n'a
pas su trouver de moi meilleur usage
Attrape la
balle Frère lance-la dans l’espace
Je ne la
renvoie plus c’est ma dernière frappe
Ardente
parole humaine nouvelle planète qu’elle
Commence quelque
part une nouvelle orbite.
1934