Frigyes
Karinthy - Poésies : Message dans une
bouteille
un matin sans date[1]
Vision
Rien n’y fait ni philosophie ni religion
pas même la poésie
Ni les métaphores
ivres ni les Apparitions de Jean ni des hallucinations admiratives
Et il n’existe ni
système scientifique ni douceur indoue ni sourire de Bouddha,
Ni même les
explications tordues que j’avais forgées sur des modèles
extérieurs
Rien de cela n’aide
j’ai beau les convier ils s’éparpillent
Il n’est pas de Muse
dont je pourrais invoquer la protection comme les poètes de jadis
Il n’est pas de
Prince dont j’oserais appeler le bienveillant plaisir avec confiance
Maintenant avant de
commencer à repenser à ce Matin sans Date
Et même mon
imagination avec laquelle nous voici étrangement restés seuls
Elle rechigne ne veut rien
savoir de cette affaire impossible
Elle reluque de
côté aimerait fuir et me laisser seul
Mais je la saisis par la
gorge la contraint et ne la relâche
Je lui retourne le visage
et le cou pour nous trouver face à face
Pour plonger mon regard
profond dans ses yeux apeurés
Afin de lui escroquer bien
qu’avec des verbes confus et contrits
Lui soutirer le mot
l’aveu qu’elle dise ce qu’elle voit si tombe la question
Vois-tu le Matin sans Date
ô mon imagination et si oui fais-le voir à moi-même
Pour qu’à
l’ouïr de tes dires je puisse fixer l’image
Quelques minutes ou heures
plus tôt l’image m’était encore claire
C’est étrange
car quelques heures plus tôt c’était encore la nuit
Maintenant le jour point
or c’est une aube étrange
Par rapport à
laquelle la nuit était lumière chaleur et sens
(Tel un négatif
où les ombres sont blanches et
L’horizon de
l’aube les lampes et les étoiles
Scintillantes sont noires
annonce de l’approche
D’un trou profond
aveuglant le Soleil noir)
C’est ainsi que ce
matin commence qui par ailleurs n’a rien que d’ordinaire
Un chariot de laitier
grince et cahote sur la large avenue
Portes et volets sont
encore fermés Budapest fatigué dort
Puis petit à petit
les balais des concierges
Se mettent à
frotter autour des angles et des coins
Une lumière
maladive filtre par la fenêtre des débits de boisson
Quelque part un chien
jappe une porte bâille encore endormie
Puis les autres une
à une têtes hirsutes écartent le
battant
Le boulanger aussi remonte
son rideau de fer avec fracas
L’éboueur
collecte son trésor auroral des poubelles dans sa voiture à couvercle
Tout va dans
l’espace et le temps causes et conséquences
Au bout des tables vides
alignées du café enfin prend place le premier client
On apporte justement le
journal le garçon le lui tend dans son cadre
Les seins de la serveuse
de pain ballottent quand avec sa corbeille elle passe
Le rond de cuir avance
avec sa serviette sur le trottoir d’en face
Un bébé
pleure à une fenêtre l’horloger ouvre aussi
De même le droguiste
le boucher au coin proche
Chacun simule
s’éveiller vivre et poursuivre la danse
Un étrange matin
personne ne sait ce qui s’est passé ce qui a coincé
La roue tourne encore un
moment sans bruit et sans élan
Seul un professeur ivre
soupçonne quelque chose
Il a bu maintenant il
hurle des mots étranges
Il titube sanglote en
s’adossant au mur
Au secours frères
que se passe-t-il le cul du monde tombe
Monsieur l’agent je
ne suis pas malade mais j’aimerais bien l’être
Je vivrais malade heureux de vivre je crains la
mort terrible
Mais pensez
je n’ai jamais vécu et je n’existe pas
On m’a seulement
rêvé je suis tombé ici j’ai survécu
Mais maintenant fini on ne
me rêve plus
Le gendarme le tient par
le bras des curieux les suivent puis les laissent
Un maigre adolescent avec
cartable regarde cette marche folle
Un chagrin lui serre le
cœur il longe lentement la rue il mord dans sa tartine
Que voulait dire ce type
mal vêtu sur le rêve et la vie
Serait-ce faux ce que
l’on enseigne en algèbre en physique
Ce Medveczky
et ce qu’il vient de bachoter
Et la géographie il
a souvent senti en classe d’histoire géo
Que de toutes ces choses
tout pouvait être faux
Qu’il n’y a
pas d’Afrique ni Jules César qui n’a pas existé
Tout n’était
qu’invention pour pouvoir discuter
Pour qu’école
et culture existent et puis le bac
Il est vrai qu’on
leur a montré un os de mammouth et de vieilles pierres
Et que son oncle a
été en Amérique son oncle ne ment pas
Mais en psychologie on a
dit autre chose
Que d’anciens sages
très vieux presque saints
Clamaient
sérieusement que n’existe
Pas de
réalité seulement l’âme humaine
Cogito ergo sum c’est vrai mais rien d’autre n’est
sûr
Il y pense soudain il
s’est torturé hier au lit justement avec ça
Avant de s’endormir
(après avoir vécu l’habituel plaisir
Effrayant dans
l’ivresse qu’a entraîné la
pensée
De corps et de visages de
femmes dont
Il est seul à savoir et qu’il a découverts)
Que ces choses comme tout
ce ne sont que des rêves
Tourbillonnants nés
dans son imagination
Et ils n’existent
pas dans l’espace mais qu’est-ce que c’est l’espace
Des astres très
loin on peut les voir mais au-delà
Y a-t-il un bout mais
ça ne se peut pas
Car où est-il et si
oui est-il épais et s’il n’y en a pas
Où est le bout
c’est horrible effrayant
Il va devenir fou sa
tête explosera il s’évanouira
(Ce n’est pas
arrivé il dormait mais le cœur palpitant)
Maintenant le matin
éveillé il ira à l’école
Mais est-ce bien lui celui
qui s’endormit hier
Quelque chose ne
s’est-il pas disloqué la nuit hors de son attention
Le faufilage ne
s’est-il pas défait pour s’éparpiller dans
l’espace
Comme l’ivrogne le
criait quand l’agent l’emmenait
C’est ainsi que se
ronge l’échalas d’écolier
Il n’a pas encore vu
ni la vie ni l’amour
Qu’il n’a
qu’imaginé mais sans le découvrir
Sa silhouette se met
à pâlir il fait encore quelques pas
Son corps devient
translucide comme le brouillard on voit le trottoir à travers
Puis il disparaît
comme si on l’avait écrasé
C’était
peut-être le dernier point fixé dans cette image matinale
Ces quelques miettes de
pensée dans le cerveau d’un écolier
Mon imagination
peinée ne peut pas reconstituer une image cohérente du reste
Plus je la fouette et
chauffe et plus elle s’entête
Se cabre clôt les
yeux comme arrivée au bord d’un précipice
Là je la forcerai
à un dernier effort pour qu’elle voie dans l’abîme
Là quelque chose
tourne et clignote qui tourbillonne et fuit
Peut-être
pourrait-on en saisir quelques extraits encore
Comme si je voyais ce périple jumelles retournées
Les gens sont devenus des
points à travers le rideau
De brume métallique
couleur étain
Quelqu’un
près de moi parle sa voix m’est étrangement proche
Pourtant personne je ne
vois que des paysages lointains
La voix prie
quelqu’un de tendre les bras et les coucher sur une couverture
Mais pas de couverture les
mains tendues percent l’étoffe
Toutes les aiguilles
d’un cadran se mettent à tourner
Un autre paysage est
annoncé dans le Lointain ou l’Ancien on ne sait
Le visage d’une
gentille Italienne un soir tiède sur le quai du Danube
Une mélodie
d’or l’or fondu du cœur d’un violoncelle
Un vent tiède
caressant L’eau de mer d’une huître
Les deux iris avides
d’une enfant de six ans
Une sauterelle grimpe
à une avoine folle
Napoléon debout au
pied des pyramides
Les choses sont
variées mais ont un point commun
Arrête-toi Cadran
Voix cesse ton discours
Fais un effort
d’imagination déchiffre le secret
Quel est ce point commun
qui les relie entre eux
Et qui fais une image de
cette mosaïque
Et comme d’un moteur
vrombissant s’arrêtant jaillit une étincelle
Je vois dans sa
lumière je lis sur l’image : douleur
Souffrance tout est
souffrance devant moi les diverses formes de la douleur
L’unique
héros d’un drame revêtu de costumes jouant des rôles
divers
Tous Souffrance-Fregoli
sur une scène cinquante personnages
Il court et il bouffonne
il est le garçon le client il est l’assiette il est la table
Il est la belle Italienne
il est le crépuscule la mélodie la sauterelle et l’empereur
La pénible douleur
torturante brisée
En cinquante morceaux
comme débris de verre
Cet empereur est une
côte douloureuse ce rocher et un occiput douloureux
Cette flûte de paon
un tibia douloureux ce tourbillon est une crampe au cœur
Ce tonnerre au midi de
printemps une tempe qui lancine
Et la musique des
sphères n’est que le bruit de ces poumons qui râlent
Et ces cascades mousseuses
lointaines tombant au fond des précipices
Ne sont autres que la
froide sueur coulant du front sur les paupières
Quelque chose souffre ici
quelque chose qui vit mais ne veut plus vivre
Mais que la peur tenaille
de ne plus être et ignore si
son souvenir durera
Y aura-t-il espace pour
son nouveau-né au dehors et en bas
Ce cœur pris
d’une crampe ces poumons râlant ce cerveau paniqué
C’est moi qui ne
serai plus c’est ce râle et ce lancinement
C’est en la douleur
enfanter l’inconnu en sa place
Ce qu’il a
deviné tremblant réalité extérieure
Dans laquelle
n’était rien qui aurait précédé sa naissance
Suivra sa mort non pour
lui comme il n’a pas été jadis
Il l’accouche de son
âme naît maintenant le monde
Plénitude évanouie
qui ne pouvait exister depuis qu’il est né
Dans le néant le
chaos plénitude haletante et gémissante
Naît de la matrice
d’un dieu d’une âme humaine l’Absolutum
(Kant l’a dit Ding
an Sich) ce qu’il cachait dans le noir
Dans sa matrice
jusqu’à ce matin sans date transformé en humain
Ce nouveau-né dont
il accouchait dans la douleur sans se faire aucun mal
Parce qu’il est le
Monde Réel il est Non Moi il est la Vie sans Moi
C’est de tels mots
que bégaie et râle mon imagination serrée entre mes doigts
Encore une question
réponds-y ô imagination avant de t’envoler
Vois-tu le présent
l’instant semblable à cet instant présent
En ce matin où le
Moi se déforme en un rien
Si tu le vois dis-le mais
seul un étrange fleuve méandre
Un fleuve sinueux dans
lequel désespérément nage une figure humaine
Elle nage et
n’avance car derrière elle la vague se fige en glace
Et devant elle l’eau
devient vapeur ses pieds gèlent
Ses mains cherchent
à attraper ce rien
Cette glace figée
c’est le Passé cette vapeur insaisissable c’est le Futur
Tu y nageais c’est
la raison pourquoi tu ne pouvais pas avancer
Vois-tu autre chose je
vois éclater des bulles colorées
D’abord petite comme
quand éclate l’intérieur d’un atome
Ça se répand
autour explosent les autres atomes explose le corps
La matière fait
sauter sa prison la forme le cristal fait sauter son cadre
Déjà ont
explosé la Ville le pays où tu vivais
Auxquels te liaient tes
souvenirs et maintenant saute le continent
Ensuite – sans bruit
– ta planète et le système solaire et la flamme s’étend
Explose la Voie
Lactée explosent les nébuleuses lointaines explose le cosmos
De plus en plus loin
là où tu ne m’avais jamais envoyé
Là
d’où une seule Voix hurle à tes oreilles devenant sourdes
Elle a crié veux-tu
encore en as-tu encore besoin et si oui
Dis ce que tu veux tu
l’auras je te le ferai fais signe de la tête
Mais tu ne fais plus signe
car tu ne sais plus ce que tu voulais
Et qui ne sait pas ce
qu’il veut n’a plus besoin de rien
Et on dirait que vibre quelque
part une question lointaine étonnée
Et que quelque part un
point bouge encore dans l’air raréfié
Et que quelque part un œil
hésitant cherche quelque chose
Et qu’on lui
répondrait si on savait répondre
Mais ce rien qui
n’est même plus noir tellement il n’est rien
Ce rien est tellement rien
que c’en est presque quelque chose
Là où il
n’y a rien ce rien ressemble à quelque chose
Sur un lit à
l’étage un objet inexistant repose sur un oreiller inexistant
Un visage inexistant se
penche sur son visage et avec ses doigts inexistants
Il ferme des
paupières inexistantes et une servante inexistante
Dévale les
étages et court vers le concierge lui crie haletant quelque chose
Un portier inexistant
apporte une lettre inexistante
Il s’arrête
hoche la tête parce que le concierge inexistant
Dit arrêtez-vous
portier le pauvre n’a plus besoin de son courrier
Le bon Monsieur
écrivain n’existe plus il vient de mourir à l’instant
1934