Frigyes Karinthy - Poésies : Message dans une bouteille

                                                           

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la forÊt de Érd

Nouvelle, Souvenir d’enfance

 

Cétait en mille neuf cent deux j’avais quatorze ans

J’étais un garçon chétif comme l’est aussi

Aujourd’hui mon fils chéri Ferenc Gedeon

Oreilles écartées rouges comme le feu

Qui s’épointaient telles des ailes langoureuses

Je me trouvais à Érd avec ma tante Helén

Tout près de la maison une jeune forêt

Au fond d’une cuvette au coude du Danube

Une vieille tour turque se dressait dans le champ

Le hameau s’appelait autrefois Hamzsabég

Tout cela était si romantique et étrange

Ce vieux champ silencieux la forêt délaissée

Où pendant des semaines je n’ai vu âme qui vive

Tout m’y appartenait et j’y passais mes jours

Les bras chargés de livres de petits pains beurrés

Dans ce tendre bosquet si vert et frais et jeune

Je me sentais comme sur un pastel anglais

Noblement virginal laiteux et silencieux

J’allais entre les arbres comme sous un dôme

Je portais sous mon bras les amours de Heine

Illustrés des images de la Lorelei

« Die Wallfahrt nach Kevlaar » : « gelobt sei’st du, Marie »[1]

Ma pupille verte voltigeant sous les feuilles

Mes yeux de chat distrait louvoyaient çà et là

Et je murmurais de beaux mots hongrois et des rimes

J’ai traduit en hongrois quarante des poèmes

De Heine et je les récitais aux garçons

Quelle grandiose fête d’entendre ces paroles

Retentir en hongrois le tourbillon des mots

Cette magie lointaine étrange et redoutable

 

… à la croix des chemins on enterra

Celle qui s’est tuée

Une fleur bleue s’épanouit là

La fleur du Golgotha…

 

Je me le répétais je mordillais mon pain

Et puis je m’allongeais sur mon herbe odorante

Je vis sur le brin d’herbe un gendarme gymnaste

Les feuilles chuchotaient je n’avais plus de pain

J’ai inscrit le poème dans mon cahier brun

Et suis allé nourrir mes oisillons

Car j’avais vu un nid dans un petit buisson

Un nid de merles avec ses six gentils merlots

Leurs petites caboches rapprochées en étoile

Telles un plumier rond dormaient et haletaient

J’ouvris de grands yeux ronds quand au bruit de la branche

Que j’écartais alors les six petites têtes

Telles une mécanique mue par des fils de fer

Soudain s’ouvrirent grand becquetaient et piaillaient

Me fixaient de leurs yeux aveugles et de leur gorge

Doublée de velours rouge j’ai compris qu’ils croyaient

Que j’étais maman merle et cette confiance

Me rendit tout ému je n’ai donc pas voulu

Laisser attendre les six gorges affamées

De deux ongles formant un petit bec de merle

Je plaçai une miette dans chacune des gorges

Ils l’avalaient gaiement et en redemandaient

Mon truc hardi fut un magnifique succès

C’est devenu mon activité quotidienne

De nourrir les petits merlots illusionnés

Jusqu’au jour que je veux vous raconter ici

Comme un cas captivant étonnant spécial

Un matin comme je courais vers mon bosquet

Aussi solitaire que j'étais d’ordinaire

Pourtant je m’arrêtai saisi interloqué

Pris par l'atmosphère bizarre qui m'accueillit

Presque à faire peur je ne comprenais pas pourquoi

Je me baladais et parfois je me retournais angoissé

Comme si quelqu’un me guettait entre les arbres

Je compris que cela provenait du silence

Qui m'oppressait car on n’entendait aucun bruit

Ni chant d’oiseau dans l'air ni guêpe bourdonnante

La forêt éveillée était pourtant figée

Comme qui se sent menacé ou qui menace

Je sentais dans l’air lourd une attente muette

Peut-être une vision ou bien une impression

Je marchai dans l’herbe et rien ne semblait bouger

Aucune sauterelle ne s’élançait du bout de ma chaussure

Et le soleil brillait comme s'il faisait nuit

Tant la vallée cachait dissimulait les choses

"Erlkönig !" m’est alors brusquement revenu

 

Mon cœur alors s’est mis à battre la chamade

J’ai failli faire demi-tour – oh ! les merlots !

M’ont traversé l’esprit j’allai vers leur buisson

Mais écartant les branches j’ai poussé un cri

Le nid devant moi était vide noir et creux

Vestige ruiné d’un petit foyer dans l’arbre

Ils avaient été emportés depuis la veille

Sûrement pas un homme j’étais seul à savoir

Les vieux merles avaient emporté les petits

Un à un dans leur bec en silence la nuit

On ne pouvait savoir où ni pour quelle raison

Ils avaient déplacé leurs petits duvetés

Avaient-ils trouvé une meilleure cachette

J’étais les bras ballants devant mon arbrisseau

Comme si on m’avait sournoisement volé

Ce que j’avais caché en une place sûre

Peut-être les vieux ont su mon intervention

Parents stupides des mendiants affamés

Qui retirent l’enfant assoiffé et avide

À qui un fils de riche en gilet de velours

Offre du chocolat aussi des friandises

Ils préfèrent jaloux le priver du plaisir

J’aurais pu sangloter de honte et de colère

Je m’assis sur le sol et me pris les genoux

Je fixai désolé l’herbe devant mes yeux

C’est alors que survint cette étrange aventure

J’ai d’abord cru qu’un gros lézard au dos brillant

Etincelait dans l’herbe… un autre… puis un autre

Et ça sifflait déjà… et au loin ça grondait

Longuement sourdement… des milliers de couleuvres

Glissaient vers moi dans l’herbe… menaçantes luisantes

Pris d’effroi je me suis levé j’ai reculé

Devant un ronflement soudain depuis la route

Et ces têtes luisantes s’écartaient s’approchaient

Tout sifflait et chuintait doucement ricanait

Du fond de la forêt un son d’orgue inconnu

Derrière moi la forêt et devant et à gauche

Se mettait à gémir à geindre à hoqueter

Comme une personne qui étouffe et s’étrangle

Les arbres craquaient et grinçaient dans leurs racines

Inondation ! criai-je regagnant mes esprits

Et je repensai à ce qu’avait dit la veille

Le paysan qui nous apportait un poulet

Le Danube grossi envahissait les champs

Et s’il brisait la digue de ce côté du pont

En un court instant il inondait la forêt

Je mets à courir suivi par les couleuvres

Impossible déjà de passer la clairière

À son emplacement le miroir d’une eau jaune

Et sur la route vers laquelle je bondis

Une énorme cascade dévale entre les arbres

On ne rit plus ici j’arrache mes chaussures

Il faut grimper la butte avant que l’eau ne monte

Jusqu’à mon cou, j’en ai déjà à la ceinture

Hors d’haleine, râlant, je m’acharne et je lutte

Je tente de nager en m’accrochant aux branches

Je suis un bébé taupe le courant m’emporte

J’avale la boue sale le tourbillon me cogne

Je sors trempé du flot auprès d’une jonchère

j’entends crier mon nom depuis l’orée du bois

Ma tante est là qui crie je grimpe enfin la pente

Dix minutes plus tard surgit ma tête sale

Dans la maison où on me cherchait angoissé

On me porte dans la cuisine près du feu

On me sèche et pendant que tremblant je me vante

De mon aventure tout à coup je m’écrie

Les merles ! Les merles ! Que dis-tu polisson

Ma Tante je comprends, ma Tante je comprends

Les vieux merles savaient ce que l’homme ignorait

Tu l’ignorais aussi tu m’as laissé courir

Ils ont emporté leurs merlots avant le flot !

La vallée inondée le soir-même jusqu’au fleuve

J’empruntai un canot c’était la pleine lune

Nous allions sinueusement entre les arbres

Je n’eus telle aventure depuis ce soir étrange

La forêt fut pour moi et Venise et Bagdad

Et l’Atlantide que j’avais lue quelque part

J’étais ivre et songeais dans une pâmoison

À la vie qui allait venir m’ensorceler

En mille neuf cent deux au début de ce siècle

Je croyais que pour moi se commençait ainsi

Le miracle de la vie sa chance imprévue

Maintenant je sais qu’il se terminait ici

En ce soir merveilleux j’étais né à la fin

Du siècle passé je comprends aujourd’hui

Que je ne verrai pas, ne le verrai jamais,

Le pays de Canaan.

 

 

 

Suite du recueil

 



[1] "Le pèlerinage à Kevlaar" (poème de Heine) ; "Louée sois-tu, Marie".