Frigyes Karinthy :  "M’sieur"

 

 

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je pendouille aux agrÈs[1] [2]

 

Oui, mes muscles sont peu développés, ma poitrine étriquée, je le sais très bien. Mais vous ne pouvez pas savoir ce qui se cache en moi. Moi-même, je n’en ai qu’un vague pressentiment, et c’est en frissonnant que j’y songe lorsque je sens tout contre ma peau le doux contact de mon maillot de sport et que mon pied, chaussé de gomme, gambade parmi les copeaux du gymnase. C’est vrai, Wlach soulève aisément des poids de cinquante kilos, et Miklós Bányai sait faire le grand soleil à la barre fixe. Mais eux, voyez-vous, ne sont guidés que par des forces brutes, des instincts aveugles – mon cœur à moi, il est habité par la Volonté. Bányai est incapable de comprendre la conjugaison du verbe français « savoir » et quant à Wlach, c’est moi qui fais régulièrement son devoir d’algèbre. Moi, je suis d’une tout autre trempe. Moi, je comprends les sciences, et, pour l’instant, je ne sais pas faire l’appui tendu renversé aux barres parallèles. – Mais que se passera-t-il le jour où je saurai ? Ce jour-là un être miraculeux fera son entrée sur la scène du monde, un véritable prodige auprès duquel les héros de Jókai[3] ne sont que de vulgaires hommes du commun. Imaginez qu’un beau matin vous tombiez en lisant votre journal sur un article de ce style: « Le public qui s’était rassemblé hier dans la salle d’honneur de la Redoute[4] a été ébloui, fasciné, par le caractère presque inconcevable de la magnifique conférence à laquelle il assistait. On vit s’avancer sur l’estrade un jeune homme dont personne jusqu’à présent n’avait entendu parler (ici est mentionné mon nom) et c’est en une conférence intitulée "le sens de la vie formulé en équations du second degré" et exprimée en un français parfait, qu’il résolut le mystère du monde, tâche à laquelle s’étaient appliqués en vain jusqu’à ce jour les plus grands esprits – et tout ceci avec une telle supériorité, une telle splendeur dans l’art de l’élocution, que les célébrités mondiales du spectacle qui étaient présentes se bousculaient en larmes vers l’estrade pour pouvoir serrer la main de ce génie de seize ans à peine. Mais, le jeune homme, gardant son calme, se contentait de sourire avec modestie et bondissant soudainement sur la table, il se mit en équilibre sur les mains, puis, en exécutant au-dessus du public consterné trois sauts de la mort, il saisit au vol, par-dessus sa tête, la barre de métal et, après y avoir accompli quelques soleils étourdissants, il franchit d’un bond les neuf mètres qui le séparaient du poêle, sur lequel, toujours en position d’équilibre sur les mains, il poursuivit sa conférence avec calme et douceur, résolvant définitivement le merveilleux problème... »

Je pendouille aux agrès.

Cela vous étonne, parce que vous ne pouvez pas vous imaginer qu’il puisse exister quelqu’un d’absolument parfait en tout. Vous, vous êtes vieux et conservateurs, vous croyez que le monde restera comme celui que vous avez toujours connu, et vous oubliez qu’un jour viendra où l’on passera le bac. Vous ne pouvez pas imaginer, par exemple, que bientôt vous pourriez avoir un jeune ministre (ma modestie m’interdit de vous révéler son nom) qui, un jour, après avoir annoncé au parlement, d’une voix calme et ferme, qu’à la suite de quelques manœuvres diplomatiques habilement concertées, au sujet desquelles il avait préféré se taire jusqu’à présent, car il n’est pas homme à se payer de mots, il a réussi à rattacher l’Angleterre à la Hongrie comme simple colonie et qu’il saisit l’occasion pour en faire la communication à la Chambre – bien, après avoir, comme je l’ai dit, fait son rapport d’une voix ferme et sèche, sans se soucier des hurlements d’allégresse des ministres qui cherchent à le porter en triomphe sur leurs épaules, il se met soudain en position de garde, et là, sur la tribune ministérielle, exécutant une vertigineuse prise de jiu-jitsu inconnue jusqu’alors, il étend au sol le champion du monde de lutte australien que l’opposition anglaise avait traîtreusement caché au fond de la tribune pour qu’il assassine le plus grand homme d’Europe. Vous ne pouvez pas imaginer un homme donnant le matin, en sa qualité d’académicien en chef, une conférence devant les professeurs de l’université, et remportant l’après-midi le championnat du monde de nage sur le dos et de barre fixe, accessoirement celui de saut à la perche aussi, pour ensuite se rendre le soir au Théâtre National et s’incliner devant un public délirant d’admiration, acclamant dans un tonnerre d’applaudissements la cinq centième représentation d’une pièce par ce même jeune homme. Ce garçon extraordinaire n’a pas inventé la fusée parce qu’il n’aurait pas su gagner sa vie avec la balle au camp c’est un virtuose de ce jeu — cet homme extraordinaire, il lui arrive de temps à autre de marquer, d’un coup de pied nonchalant, trente-deux buts dans les bois du FTC ou du MAC, même lorsque les deux équipes s’unissent, seul face à elles, il demeure invincible.

Je pendouille aux agrès.

Bon, d’accord, j’aurai besoin tout d’abord d’un peu plus d’exercice. Peut-être bien que l’esprit est prêt, mais le corps manque de vigueur, et les agrès, ce sont des malins qui les ont inventés. La perche est glissante, et, m’appuyant sur des observations rigoureuses, je puis affirmer que vers la fin il est considérablement plus difficile de se hisser jusqu’en haut qu’au début; encore qu’un coup d’œil superficiel pourrait vous amener à croire qu’elle est en tout point aussi grosse et aussi glissante. En plus, ce cochon de Bauer saute toujours avec la perche la plus fine en me laissant la plus grosse. Après quatre ou cinq essais, la vision du monde n’est plus du tout celle qu’on avait à terre, et je me rends soudain nettement compte quel vain enfantillage ce serait de considérer comme un grand malheur le fait que Bauer arrive en haut avant moi. Il ne faut pas vouloir aller trop vite. Voyez-vous, il y a des écervelés, des hurluberlus, qui foncent en avant, prennent un grand élan, se ruent sur le tremplin, s’élèvent dans les airs et font régulièrement tomber la barre. Moi, je ne berce pas d’espoirs chimériques. Au début, bien sûr – grâce à dieu, on a la fougue de la jeunesse – moi aussi, j’ai foi en l’avenir, j’évalue d’un œil de sioux la distance et la hauteur de la barre : j’attaque à tout petits pas, je me ramasse sur moi-même, et déjà je me vois planant passer par-dessus la barre. Mais, au dernier moment, juste devant la barre, une sage résignation me saisit quelle idiotie, me dis-je – et, humblement, comme une petite violette, la tête penchée je me faufile en dessous, avec l’air doux et résigné de celui qui n’avait jamais eu la moindre intention de sauter, mais qui désirait juste faire une petite promenade.

Je pendouille aux agrès.

En fin de compte, quand on y songe bien, quelle bêtise que tout ça — cette institution où tout est fait pour empêcher dans la mesure du possible qu’aucune des parties du corps humain ne reste à la place que dieu lui a assignée, où aucun effort n’est épargné pour que cette partie du corps occupe, si possible, une place que jamais dans sa vie elle n’avait envisagée. Mes deux jambes gigotent en l’air, mes genoux se déboîtent, mes poignets se vissent, mes cheveux me pendouillent dans les yeux, mon sang afflue dans ma tête, le plancher grimpe au plafond et les murs font le poirier. Et ce n’est pas tout : dans cette posture, immonde et grotesque, tandis que, la langue pendante, j’essaie de trouver mon équilibre et de faire passer mon ventre au-dessus de la mince barre de métal, sans savoir le moins du monde si c’est de la terre ou du ciel étoilé que je me rapproche – par-dessus le marché, un homme à l’allure de sauvage n’arrête pas de beugler dans ma direction : « Redresse ! Redresse » beugle-t-il, et mon esprit brouillé par le sang ne pressent que très vaguement ce qu’il entend par là – il y a quelque chose à cambrer, oui, quelque chose à replier et autre chose à redresser – mais quant à savoir quoi, les jambes, le tronc ou les hanches, ça... et même si je le sais, où donc chercher la partie en question ? – Allons bon, vous ne pouvez pas attendre de moi que je réponde à tout ça dans la position où je me trouve. Je lance un pied en avant, ou en arrière, c’est pareil – j’ouvre la bouche, je ferme les yeux – dégoûté et désespéré je fais tomber la barre avec ma main et m’affaisse sur le dos dans un long crissement de l’épais tapis de sol. Ouf ! – Vous pouvez rire. Au diable le concours de sport, la compétition et le premier prix ! – Que les singes gardent leur médaille !

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal (Éditions Cambourakis)

[2] Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur  dans la traduction de Cécile A. Holdban.

[3] Mór Jókai (1825-1904). Célèbre écrivain, contemporain de Petőfi et Arany.

[4] Salle de concerts (Vigadó).