Frigyes
Karinthy : "M’sieur"
le secret de l’oreille sanglante
Drame policier
à sensation.
XXXVIII-ème partie du feuilleton
Sherlock. Deux mille mètres.
Sherlock Holmes est
tranquillement assis chez lui dans sa chambre et il feuillette des livres
médicaux. Soudain il se rend compte que son oreille gauche le
démange. Le génial détective allume une cigarette et fait
semblant de ne s’être aperçu de rien. Mais il se doute
déjà que la main de l’ignoble Stapleton
est à rechercher dans cette affaire. D’un coup il fait sombrer son
bureau dans le bac qu’il a sous la main afin, au cas où Stapleton penserait ouvrir la porte de la cave avec un
passe-partout et monter par l’ascenseur pour prendre un bain chez lui,
l’horloge électrique placée dans le bureau se mettant
à fonctionner sous l’effet de l’humidité massive, de
réveiller immédiatement Watson qui attend patiemment dans une
cavité souterraine, un avion sous le bras, et prendre le complice
crapuleux en flagrant délit.
Mais l’ignoble Stapleton,
ayant apparemment eu vent de la chose, décide perfidement de ne pas
aller ce jour-là prendre un bain au domicile de Sherlock Holmes, mais
plutôt de se comporter comme qui ignore tout de l’affaire, ce qui
réussit d’autant mieux au misérable intrigant que bien à l’avance il a tout
arrangé comme s’il ne savait vraiment rien. Et de cette
façon il poursuit tranquillement à Pomáz
son enseignement des enfants auprès desquels il s’est
engagé voilà trente ans comme instituteur de
l’éducation nationale et depuis il n’en a pas bougé
d’un iota, pour atteindre son effroyable objectif.
Mais Sherlock Holmes est sur ses gardes, il
monte chez son ami médecin où, à l’aide d’une
lunette astronomique et de la chimie mécanique des sciences naturelles
ils calculent qu’il y a du sang à l’intérieur de
l’oreille gauche humaine. Sherlock Holmes éclate de sa cigarette
ironique : désormais il est en piste pour attirer l’ignoble Stapleton dans un piège.
Il convient naturellement de prévoir
que Stapleton n’en restera pas là dans
cette affaire et qu’il essaiera à tout prix de maintenir la
démangeaison sanglante de l’oreille, même si son macabre
projet a déjà été éventé.
Mais Sherlock Holmes n’est pas le
premier venu. Déguisé en boy messenger
il se rend chez son bras droit, Watson, et lui remet un message signé de
sa propre main, lui ordonnant de se trouver le lendemain midi entre trois
heures et deux heures et demie, mais bien à rebours, au coin de
l’avenue Andrássy et de la rue Baross.
Lui-même s’habille en Sherlock Holmes pour tromper Stapleton qui prévoit qu’il se
déguiserait en quelqu’un d’autre, et s’il le voit dans
son propre habit et avec sa propre tête il croira sûrement que ce
n’est pas Sherlock Holmes, mais une vieille choriste qui se serait
déguisée en Sherlock Holmes dans le seul but de le tromper.
Ainsi préparé, Sherlock
Holmes appuie tranquillement sur un bouton, sur quoi la maison s’enfouit
sous la terre et sa moitié inférieure en ressort,
présentant une ressemblance avec une automobile, mais avec laquelle on
ne peut pas rouler parce qu’elle est enfouie dans la terre.
Néanmoins le calcul de Sherlock Holmes selon lequel l’ignoble Stapleton monterait à bord de l’auto et il lui
tomberait entre les mains, étant donné que l’auto est munie
intérieurement d’une pompe qui aspire le collagène des os
du passager et ce dernier souffrirait tôt ou tard
d’ostéoporose, se révéla faux parce que
l’ignoble Stapleton eut vent de l’affaire
et le matin même à la première heure il mourut
d’inanition à Pomáz.
Mais il en faut plus pour piéger
Sherlock Holmes. Il peint sur ses paupières deux yeux authentiques
donnant ainsi l’impression d’avoir les yeux ouverts même
quand il a les yeux fermés. Ensuite il se maquille en homme sensé
et il se rend à l’entrée du tunnel où il a
placé à l’avance deux receveurs déguisés.
À l’intérieur du tunnel il a placé des diplomates
grimés qui, vus de l’extérieur, ont vraiment l’air de
plancher sur la paix du monde. Maintenant, Sherlock Holmes ferme les yeux, il
fait semblant de tout voir et les passants croient vraiment qu’il voit
tout à cause des yeux peints sur ses paupières, alors qu’en
réalité il ne voit rien. Ensuite il expédie une missive
à Pékin, demandant qu’on envoie via le Kamtchatka une
dépêche à Watson qui au demeurant l’attend dans la
rue latérale, pour qu’il vienne le rejoindre.
Lorsque Watson arrive, Sherlock Holmes se
trouve déjà au milieu du tunnel, présentant comme
appât son oreille gauche qui le démange, comme si elle ne
démangeait pas. Watson arrive de droite, il feint de tout ignorer, et
prend consciencieusement les ordres de Sherlock Holmes. Commence alors une
poursuite infernale : Watson monte en courant au château, les
policiers et leurs acolytes lui courent après, mais Watson appuie sur un
bouton, ce qui envoie le funiculaire en travers et plus personne ne sait
où se trouve la rue Király. Watson
pompe le gaz d’un ballon qu’il a sous la main, alors le ballon
commence à descendre et dépose Watson avec bonheur à
l’autre bout du tunnel qui normalement n’est accessible que par un
long escalier en au moins trois fois plus de temps. De cette façon il
réussit à se pointer à six heures pile à la sortie
gauche du tunnel et Watson, main droite de Sherlock Holmes peut enfin gratter
l’oreille gauche du détective, faisant immédiatement cesser
la démangeaison.
Et ainsi échoua le macabre projet de
Stapleton !