Frigyes Karinthy : "M’sieur"
je
suis arrivÉ en retard[1]
À huit heures du matin, il fait sombre, dans ma
tête ensommeillée aussi où avancent clopin-clopant les
chances et diverses possibilités du jour présent.
La vie de l’élève de
l’école secondaire : une entrée en guerre
renouvelée chaque jour, pendant huit ans, péril mortel chaque
matin, à huit heures précises, il se précipite sur le
champ de bataille houleux pour affronter hasard, embûches malignes et
événements décisifs : il est blessé, il
blesse, parfois il reste sur le carreau. Le lendemain, il ressuscite, et
c’est reparti.
Chaque matin, nouvel armement et nouveau
plan d’opérations, fruits de considérations
ingénieuses et infiniment compliquées où viennent se
combiner toutes sortes de causes et d’effets.
Aujourd’hui l’armement est
plutôt défectueux: c’est justement pour cette raison
qu’il faut procéder à une sélection des pius soigneuses.
En première heure, maths. On est
à l’équation irrationnelle, mais, au dernier cours, on
n’avait pas encore terminé. Probabilité
d’interro : 25 à 27%. Ce faible pourcentage tient compte du
fait que la plupart des élèves n’ont pas encore eu
l’occasion d’améliorer leurs mauvaises notes, et que Fröhlich est d’une nature des plus incertaines,
c’est un homme d’une volonté très peu consistante: au
cours précédent, il s’était peut-être dit
qu’il continuerait la leçon la fois suivante, et maintenant, tout
à coup, presque inconsciemment, il va se mettre à interroger. De
tels symptômes pathologiques existent, enfouis dans les profondeurs de
l’âme humaine, il ne faut surtout pas les négliger.
Comme c’est mercredi, on a,
après les maths... mon Dieu ! Deux heures de dessin
géométrique. Il me manque ma sépia, et ma règle
courbe aussi, alors qu’il va y avoir un contrôle aujourd’hui.
Guttmann m’a promis une gomme-gutte, je lui
demanderai. Les Beautés de la langue de Vörösmarty[2]. Ah, oui Les
Beautés de la langue de Vörösmarty, je sais aujourd’hui,
c’est l’enjeu, quitte ou double. Pour le moment, j’ai
révisé que la seconde partie, mais on a deux récrés
de dix minutes avant le cours de hongrois, ce qui fait vingt, et puis
maintenant, jusqu’à ce que j’arrive à
l’école, je repasse dans ma tête la première moitié :
j’ai gagné quinze minutes, pendant ce temps-là je survole
les Beautés de la langue de Vörösmarty, je demande la
gomme-gutte à Guttmann, et j’ai
même encore le temps de parcourir la leçon d’histoire.
J’ai pas mon cahier. C’est vrai, M’sieur, mon fils
était un peu souffrant aujourd’hui, il a pas pu préparer
ses devoirs de maths. Monsieur, et très honoré professeur,
l’organisme délicat de mon fils exige des soins d’une
certaine durée, pendant laquelle, suivant la recommandation de notre
médecin de famille, il devra s’abstenir de devoirs de
mathématiques.
Bah, ce n’est rien. Ce ne sont que
des chimères, des songes irréalisables. La dure
réalité est bien différente, ce qu’il faut, pour
faire face à cette dure réalité, c’est de l’intrépidité,
de l’obstination et de la présence d’esprit, et, une fois de
plus, Guttmann, et son cahier, pour recopier
rapidement, en cinq petites minutes, tout l’exercice. Mais, à quoi
ça me sert d’avoir l’exercice puisque je ne sais pas un
traître mot sur les intérêts composés, pourtant, si
y’a interro, ça peut être que là-dessus, on n’y
coupe pas. Mais arrête de rêver, agis!
Oh là, c’est qu’il
vaudrait mieux se presser maintenant: ce monsieur que j’aperçois
là-bas, je le croise d’habitude à huit heures cinq. Bon,
voyons un peu. Rassemblons nos idées, car l’instant est proche. En
résumé: il faut simplement la sépia et une règle.
Et puis, il y a Vörösmarty qui, comme nous le savons, a su maintenir
notre langue dans sa pureté classique; ses mots, euh... avec une
perfection cristalline — qu’est-ce qu’ils font ses
mots ? Ah, mon Dieu ! Je ne le sais même pas, faut vite jeter
un coup d’œil pour savoir ce qu’ils font les mots de
Vörösmarty avec leur perfection cristalline. Et Louis Le Grand !
Par tous les saints Allons, pas de salade, Vörösmarty, avec des mots
d’une pureté cristalline, a demandé la gomme-gutte à
Guttmann. Mais, si jamais Guttmann
la donne pas ? Alors, Monsieur, mon fils était
légèrement souffrant ce matin, et n’a donc pas pu apporter
la gomme-gutte. Reste encore une hypothèse: une classe a pris feu, ou
bien un prof vient de mourir, et on sera tous renvoyés chez nous
après dix heures. Oh, qu’est-ce que c’est ? Mon
cœur se met à battre la chamade. Personne devant l’entrée.
Le bâtiment entier garde un silence plein de soupçons et de
menaces. Ils sont quand même pas... ?
Non, non... c’est impossible.
Ça ne peut pas m’arriver, à moi. En tout cas, vaudrait
mieux se presser.
Au premier étage, silence... Les
murs se taisent et font retentir mes pas.
Pas de doute, l’horrible, l’inimaginable
catastrophe s’est produite ! C’est déjà
sonné.
Il me reste encore une chance, la
dernière: peut-être que Frôhlich
n’est pas encore entré.
Je traverse furtivement les couloirs et me
dirige sur la pointe des pieds vers la porte de la salle de classe. Je colle
prudemment mon oreille contre le trou de la serrure. Sur mes lèvres se
dessine le pli amer de la résignation. Le silence uniforme de
l’autre côté de la porte en dit plus long que tout le reste.
Bon, maintenant, on ne peut plus rien y
faire. Peut-être qu’on ne m’a pas encore noté absent;
j’ouvre lentement la porte. Fröhlich ne
dit pas un seul mot, mais son visage s’illumine d’une sorte de
satisfaction cruelle, tandis que je me traîne modestement et poliment
jusqu’à ma place. Une sourde rumeur de terreur parcourt la classe.
Lentement, Fröhlich sort sa montre et y jette un
coup d’œil. Je jette mes livres dans ma case. Biichner,
qui est assis à côté de moi, se penche en avant; son visage
rayonne d’un désir immodéré et insatiable des
sciences mathématiques. Je suis le seul à voir sa bouche
s’étirer un peu vers la gauche, dans ma direction, et à
l’entendre siffler entre ses dents:
- T’es noté absent.
J’étire ma bouche vers la
droite. Mes yeux fixent le tableau, on peut lire sur mon visage un intérêt
irrépressible pour l’ensemble des sciences mathématiques.
Je siffle entre mes dents:
- On continue le cours ? Biichner siffle vers la gauche : - Non, interro.