Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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Nouveau billet de mille couronnes[1]

 

Très honorée Banque Austro-Hongroise,

Compte tenu de mes multiples occupations, le fait que je ne rechigne pas à attirer votre attention dans une lettre à cette fin sur une mesure de caractère administratif qui, sans ma lettre vous aurait peut-être échappé, est de ma part la preuve d’un véritable geste de bon vouloir.

J’entends ici et là que sous le titre « Milles couronnes » un nouvel imprimé doit paraître dans les prochains jours, édité par vos soins.

À vous, éditeurs et rédacteurs et auteurs, il est de toute évidence de votre intérêt que la presse informe consciencieusement le public des valeurs littéraires et artistiques de vos productions.

En ma qualité de journaliste et de critique de belles lettres, j’écris depuis des années des critiques de livres, de tableaux et de musique dans des revues, et je peux affirmer sans fausse modestie que mes avis pèsent généralement assez lourd dans l’établissement de la valeur d’un nouveau produit imprimé.

Les écrivains et les rédacteurs et les artistes, ceux qui sont à la tête de firmes établies et de vieilles maisons, comme les débutants pour lesquels une critique compréhensive et reconnaissante constitue la meilleure réclame, le savent fort bien.

Il n’est un secret pour personne que j’ai toujours essayé d’exercer ma critique avec une conscience inébranlable, avec honneur et avec empressement à l’égard de tous les livres et documents qui m’ont été confiés ; de ce point de vue je serais plutôt maniaque à l’excès, comme en témoigne ma présente lettre dans laquelle, n’est-ce pas, je propose de mon propre chef, gratuitement et sans espoir de retour, un service que normalement il eut été convenable que vous me demandassiez de la manière la plus respectueuse. J’ai la conscience sans tache : jamais la moindre arrière-pensée matérielle n’est intervenue dans la formation de mes jugements, tout comme maintenant je ne me sens pas du tout troublé par la circonstance que vous, comme je viens de l’apprendre, vous êtes propriétaire d’un commerce prospère et très rémunérateur. Cela ne m’intéresse pas, je ne veux pas le savoir, cela ne me vient même pas à l’esprit, je vous préviens avec la dernière énergie que les moindres allusions à des aspects matériels, je les prendrai pour la pire des insultes, je les considérerai comme autant de tentatives de vouloir influencer mes critères impartiaux purement littéraires, et par là même comme une remise en question de mon honneur de critique.

Ce qui m’intéresse c’est la valeur littéraire et artistique de cette nouvelle œuvre imprimée, c’est à cela que je voudrais réagir, c’est cela que j’aimerais peser et disséquer, c’est de cela que je souhaite informer le public hongrois. C’est d’ailleurs également votre intérêt, et j’espère que vous vous présenterez la tête haute devant le critique que je suis. C’est avant tout l’illustration artistique de la publication en question que je souhaiterais soumettre à critique : du point de vue du tracé, de la coloration et du choix du sujet. J’émettrai ensuite quelques mots francs et consciencieux à propos du texte. Étant donné que je ne me laisse pas corrompre, il se pourrait que ma critique ne soit pas en fin de compte favorable, mais en vue d’un meilleur faire valoir commercial du nouveau produit de presse, pour vous cela vaut encore mieux que si je passais l’événement sous silence.

Vous ayant avertie de tout cela sans esprit de lucre, je vous invite, conformément aux usages courants des rédactions, à me faire parvenir par retour du courrier un spécimen gratuit de votre nouvelle publication, j’ai en effet coutume de recevoir des exemplaires dédicacés de chaque livre ou œuvre récemment parus « Avec nos respectueuses recommandations ». Vous pourrez compter sur ma critique la plus objective.

Avec mes respects bienveillants

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a paru dans le recueil de nouvelles : "Je dénonce l’humanité" aux éditions Viviane Hamy