Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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crainte et espoir

 

Un civil pâle, les yeux creusés, discute avec un soldat aux joues rouges, souriant, sur le sens de la vie.

- La vie est une vallée de larmes et un enfer, tremblante angoisse et grincement de dents, dit le civil. C’est en pleurs que nous venons au monde et ensuite il n’y a pas d’instant qui ne nous rappellerait qu’un jour il faudra tout quitter en pleurant. Nous trimballons la mort dans notre corps, dans la forme de notre squelette ; notre corps n’est qu’un habit inconfortable pour ce monstre grimaçant dont il tente de se débarrasser au plus vite. Le corps ne comporte que quelques points capables de capter le plaisir, en revanche il n’y en a aucun qui ne serait puits sans fonds de douleurs indicibles. Cette crainte permanente rend notre vie amère, l’angoisse de mourir nous ferait fuir dans la mort si nous avions le courage de reconnaître la nature désespérée de tout désir. C’est cette angoisse qui suspend le battement de notre cœur quand derrière nous le vent claque la porte, et notre cœur palpite pendant que nous la rouvrons pour observer si la mort ne menace pas derrière. Dehors, la rude nature impassible, avec ses objets piquants et coupants, prêts à tous moments à fendre le sac sanglant finement tissé, notre unique corps, pour en faire écouler notre vie unique – dedans, ce mécanisme compliqué et délicat, tournant dans le noir avec ses centaines de vis et de tubes minuscules : s’il arrive à un seul de se fissurer, elle est détruite à jamais, cette précieuse machine irréparable. Une crainte continuelle, mon vieux, une angoisse continuelle. La toiture de ma chambre ne peut-elle pas s’effondrer sur moi par le sot caprice d’une tuile mal fixée ? Ou, qui est responsable des animaux sans cervelle puisqu’à tout moment un chien peut devenir enragé et, les yeux injectés de sang, me mordre à mort ? Mille morts me menacent dès que je mets les pieds dans la rue : un immeuble en construction, un tram en furie – et s’il leur arrive de m’écraser ? Je serre la main de quelqu’un – sa main ne recèle-t-elle pas une sécrétion maligne et contagieuse ? Sur la pièce de monnaie que je touche, se blottit le germe d’une maladie incurable qui me guette, des bactéries voltigent dans l’air que je respire. Mais aussi, est-ce que la mort ne me menace pas dans les yeux de mes congénères : comment savoir si le cocher qui me raccompagne à travers des rues latérales dans le noir de la nuit, n’a pas l’idée de me poignarder et me dévaliser ? Qui me garantit que mon barbier ne succombera pas à une folie furieuse juste au moment où il me gratte le menton pour laisser glisser son rasoir d’un iota plus bas dans un geste inattendu et me trancher la gorge ? Des poisons se dissimulent partout, avides de se dissoudre dans mes plats et mes boissons – ne les posera-t-on pas juste devant moi ? Vaut-il la peine d’entreprendre une action, de prendre des résolutions, d’avoir confiance, de forger des projets – alors qu’à tout moment je risque de périr, avant de m’y consacrer ? La vie n’est qu’une crainte continuelle, cher ami, une crainte continuelle.

Le soldat reprend la parole après un court silence : il s’est retourné en direction d’une blonde qui passait devant la fenêtre.

- Dans la tranchée on mène une belle vie malgré tout. Vous savez, on est bien mieux nourri et on a une vie sociale. Et puis ce n’est pas vrai ce qu’on dit souvent, que l’on s’y ennuie. Les journaux y sont distribués tout pareil, et puis on déniche toujours de quoi s’amuser, de  la musique, un jeu de carte, quelque chose à boire. Mais le jeu le plus intéressant consiste à faire des paris, des prévisions. Se blottir dans l’abri pendant un tir de barrage rempli d’espoir et de confiance, se persuader dans la jubilation : et si rien ne tombait ici ? Durant une avancée, ramper dans l’herbe, écouter le sifflement des balles et espérer atteindre cette touffe de joncs sans être touché. Quelle douce euphorie excitante c’est de penser souvent : et si cet obus-là n’explosait pas, celui dont on dirait qu’il a envie d’impacter juste sous mon nez, ou s’il explose, il reste encore l’espoir qu’aucun éclat ne s’implante ni dans mon ventre, ni dans ma tête ! Et je peux espérer que la tranchée ennemie que nous occupons et dont la troupe a fui n’est exceptionnellement pas minée. Et on peut espérer que l’aéroplane qui voltige au-dessus de ma tête vise mal ma section avec sa bombe, il ne la remarquera peut-être même pas, et si oui, je n’aurai rien de grave, tout au plus une petite blessure à la jambe, ce qui me permettra de rentrer chez moi pour plusieurs mois, regarder les femmes ; et même une agréable surprise pourrait m’attendre à la maison,  une gentille blonde… Une amitié chaleureuse, une ivresse chère à mon cœur… Peut-être même plusieurs, qui sait… Des projets par centaines, la confiance, on imagine l’avenir, on peut toujours espérer que cette vilaine mitrailleuse qui commence justement à arroser notre aile gauche oubliera quelques cartouches, juste au moment où le rayon de feu qui s’approche lentement arrivera à mon niveau… Croyez-moi, mon cher, la vie est pleine d’espoir.

 

Suite du recueil