Frigyes Karinthy :  "Qui rira le dernier"

 

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histoire

 

« …le destin des peuples est dirigé par une nécessité inébranlable de la même façon que le mouvement des astres dans l’espace… »

Tolstoï

« …nous poursuivrons la guerre cinq ou dix ans s’il le faut… »

rodjianko[1]

Entre l’Hindoustan et Madagascar, là où aujourd’hui ondule la mer, s’étalait il y a des milliers d’années une grande plaine et sur cette plaine habitait un grand peuple : les Dravidiens. Leur souverain, Mikulás, était de tout temps un homme très bien pourvu et heureux, il avait toujours de l’argent, contrairement à moi. Si quelque chose lui plaisait dans une boutique, il l’achetait, si quelque chose était attirant et appétissant, il le mangeait. Quand il avait sommeil il allait se coucher, quand il avait assez dormi, il se levait.

Il menait une vie belle, mais il avait aussi un ministre, Jankó Roczi, celui-ci le harcelait sans cesse pour qu’il aille se balader avec lui dans le pays. Pendant qu’ils se promenaient il lui montrait des maisons, des champs, de beaux jardins où des gens habitaient et il disait :

- Tu vois, si tu le veux, ça peut être à toi.

- Mais ceci appartient à des gens, répondait naïvement Mikulás. Tout d’abord, ceci appartient à d’autres que moi, deuxièmement je n’en ai même pas besoin, j’ai déjà trop de choses me permettant de vivre très bien.

- Tu es naïf, répondit Jankó Roczi, on doit s’approprier toujours tout ce que l’on peut.

- Mais ils ne me les donneront pas, dit naïvement Mikulás.

- Il faut les prendre de force.

- Mais ils sont plus nombreux, donc plus forts.

- Bien sûr, dit Jankó Roczi, ils sont plus forts aussi longtemps qu’ils savent qu’ils le sont, mais dès que tu leur fais croire qu’il existe quelque chose que plus fort qu’eux, tu en fais ce que tu veux.

- Et comment je pourrais leur faire croire cela ?

- Pour ça, tu n’as qu’à me faire confiance, dit Jankó Roczi d’un air supérieur, ta tête est trop faible pour cela. Mais ton appétit est fort, surtout, ne le bride pas, tu n’as qu’à agir, moi je t’expliquerai ce que tu devras faire.

Dans le voisinage paissait un taureau de bonne humeur, il entendit ce discours et il fut fâché d’apprendre qu’on voulait faire avaler pareilles inepties à quelqu’un. Il baissa la tête et fonça furieusement sur Mikulás pour l’asticoter en guise de mise en garde.

Jankó Roczi, lui, sauta sur une souche et se mit à discourir.

- Ô, peuple, dit-il, vois-tu la Loi au-dessus de ta tête ? Voici la tension inconsciente des espèces qui est, comme le dit Tolstoï à juste titre, une nécessité et une fatalité au même titre que le parcours des astres ou les lois de la physique, elle a nécessairement entraîné la colère du grand Taureau qui t’a agressé pour étouffer tes aspirations nationales par ses desseins pan-taurins. Fais, toi aussi, respecter la loi qui selon le calcul de nos savants est , et qui consiste à retenir ce machin, même au prix de ta vie.

Le Peuple, un gaillard grand et blond, posa la tranche de pain qu’il était en train de mâchonner et leva ses yeux bleus sur Jankó Roczi.

- C’est vraiment la loi ? – demanda-t-il.

- Oui, dit Jankó Roczi, tu ne tolères pas l’expansion du pan-taureau, tu préfères périr.

- C’est vrai que je ne la tolère pas ? – demanda doucement le peuple.

- C’est vrai, tu ne la tolères pas, dit Jankó Roczi avec enthousiasme.

Le Peuple, grand gaillard blond, réfléchit un peu, puis fonça sur le taureau. En effet il eut honte d’avouer qu’il ne comprenait pas cette longue formule.

- Viens vite, tout de suite, chuchota Jankó Roczi à Mikulás, rentre vite dans la maison et mange ce qui est resté sur la table.

Mikulás qui avait très faim, rentra et se mit à manger.

Le Peuple, lui, se battait contre le taureau, même si celui-ci était plus fort et ne voulait nullement lui faire du mal. Un moment il se sentit fatigué, alors il s’essuya le front et regarda par hasard en arrière. Il vit Mikulás à sa table, en train de manger son repas. Cela l’étonna et il fut sur le point de faire marche arrière.

- Vite, vite, chuchota Jankó Roczi, sinon ça ira mal. Lance-lui une pierre.

Mikulás ramassa un gros caillou et le lança contre le Peuple. Il l’atteignit en plein front, le Peuple tomba et le Taureau lui passa dessus.

- C’est quoi, ça ? – demanda le Peuple étonné.

- Si tu veux savoir, expliqua Jankó Roczi, c’est la Loi de la Nature.

- De me lancer une pierre au front ?

- Mais on ne te l’a pas lancée au front, dit Jankó Roczi, on l’a seulement lâchée. Ne connais-tu pas les lois de la physique ? Newton, déjà, avait constaté qu’une pierre librement lancée avec une accélération de 9,80 se met à voler à l’horizontale. Malheureusement tu t’es trouvé sur sa trajectoire, alors forcément elle t’a cogné la caboche.

- Ah bon, je comprends, dit le Peuple. S’il s’agit d’une Loi de la Physique, alors c’est différent. Alors je n’ai rien à redire, je dois m’y faire. C’est différent.

Et il mourut tranquille car il aurait eu honte d’avouer que le jour où ils apprenaient la loi de la gravitation, il n’avait pas préparé ses leçons, par conséquent il ne pouvait pas être sûr si une pierre en chute libre vole verticalement ou horizontalement.

 

Suite du recueil

 



[1] Mikhaïl Rodzianko (1859-1924). Politicien russe. Président de la quatrième et dernière Douma.