János Sansterre
PREMIER ACTE
Bibliothèque de la villa des Wenck. Tout le
mur du fond est couvert de rayonnages et de livres. Sauf le milieu où une cheminée
est encastrée. Des livres encombrent aussi le linteau. Un petit couloir avec
garde-corps se trouve à hauteur d’homme, au-dessus de la cheminée. Sa porte
s’ouvre vers l’extérieur, c’est de l’extérieur qu’on peut pénétrer dans le
couloir, un escalier de bois plus large descend dans la chambre. Un lustre de
bois pend au plafond. Sur le devant, à droite, une petite table sculptée,
quelques chaises, sur la table une liseuse avec abat-jour, des documents. Peu
de meubles. Quelques lourds vases en argent. À gauche, sur un petit guéridon,
un téléphone. Des portes des deux côtés.
MONSIEUR
WENCK (joué par le même acteur qui joue aussi Monsieur Székely, la
cinquantaine. Il se tient debout devant la cheminée, dos au public. Au-dessus
de la cheminée se trouve un coffre-fort qui s’intègre dans la tapisserie.
Maintenant il est ouvert, Wenck cherche quelque chose dedans.) : Quel
bijou désires-tu pour cet après-midi ?
MADAME WENCK : La petite broche en diamants.
MONSIEUR
WENCK : Et pour ce soir ?
MADAME WENCK : Le double collier de perles.
MONSIEUR
WENCK (sort les deux bijoux, puis referme soigneusement le coffre-fort, met la
clé dans sa poche, passe les bijoux à sa femme qui les revêt aussitôt).
MADAME WENCK : Tu ferais mieux d’emporter ces bijoux.
MONSIEUR
WENCK : Où donc ?
MADAME WENCK : Au coffre de ta banque.
MONSIEUR
WENCK : À ma banque ? Ils sont
mille fois mieux en sécurité chez nous. Tous les cambrioleurs visent les
coffres des banques par les temps qui courent. Alors que ce coffre-ci, personne
ne connaît son existence, à part nous deux. Jusqu’à quelle heure doit durer le
thé que tu donnes ?
MADAME WENCK : Jusqu’à sept heures et demie sûrement.
MONSIEUR
WENCK : À sept heures je devrais
être au club… Un rendez-vous avec le ministre.
MADAME WENCK (lui coupe la
parole) : Qu’il a repoussé pour la
semaine prochaine. Tu n’as pas de chance, je viens de le lire. C’est une partie
de cartes ?
MONSIEUR
WENCK : Et si je joue ? Je ne
vois pas pourquoi je devrais faire le pied de grue à votre thé. Même les parents
ne participent plus à la soirée de leurs jeunes filles. Les jeunes règlent ça
entre eux.
MADAME WENCK : Aujourd’hui pourtant, tu participeras, mon
joli.
MONSIEUR
WENCK : Et si non ?
MADAME WENCK : Je ne te le conseille pas. Ça te coûterait
cher.
MONSIEUR
WENCK : Pourquoi spécialement
aujourd’hui ?
MADAME WENCK : Parce que j’ai invité un homme sérieux.
MONSIEUR
WENCK : Qu’est-ce que tu as encore
concocté ?
MADAME WENCK : J’ai concocté que viser vers des hommes jeunes
n’a pas d’avenir.
MONSIEUR
WENCK : Parce que tu as encore des
visées ?... Les parents d’aujourd’hui ont depuis longtemps cessé d’avoir
des visées. Une jeune fille bien, moderne, apparaît un jour avec un Inconnu et
dit : « Je vous présente mon mari. »
MADAME WENCK : Écoute, Robi, je ne te conseille pas qu’un jour
tu laisses échapper une telle observation en présence de Lucie, ni même une
pâle allusion que des choses comme ça puissent exister, parce que si cela se
produisait…
MONSIEUR
WENCK : Alors ?
MADAME WENCK : Alors, mon cher Robi, moi je te fiche une
trempe.
MONSIEUR
WENCK (rit) : Tiens donc !
MADAME WENCK : Comme je le dis… je te roue de coups – parce
que je ne plaisante pas en la matière. Moi je veux marier Lucie normalement,
comme il faut, à l’ancienne. J’ai élaboré un plan, ça marchera peut-être. Ça
t’intéresse ?
MONSIEUR
WENCK : Absolument. Pas le moins du
monde. Beaucoup.
MADAME WENCK : Comme tu voudras. J’ai compris qu’une jeune
fille d’aujourd’hui n’a pas sa place parmi des jeunes gens. Elle a grandi dans
l’aisance. Comment veux-tu qu’un jeune homme, même talentueux, même ayant une
situation lui assure cette aisance, avec les huit cents à mille pengoes qu’il
peut gagner en un mois. Est-ce que tes jeunes fondés de pouvoir ou
sous-directeurs touchent plus que ça ?
MONSIEUR
WENCK : Prenons par exemple…
MADAME WENCK : Ce Káldor ou comment il s’appelle, qui
ressemble si fort à Goldberger, ou ce Goldberger qui ressemble tant à Bányai…
MONSIEUR
WENCK : Dieu me garde de les payer
davantage.
MADAME WENCK : Je sais. En augmentations de salaire tu
respectes les traditions. Mais si Lucie se marie, elle dépensera en moyenne
trois à quatre mille pengoes par mois. Seul un homme fortuné ou qui a acquis
une position éminente peut lui assurer un tel niveau. Or cela n’existe pas en
dessous de cinquante ans.
MONSIEUR
WENCK : Lucie a vingt ans. Tu ne
songes tout de même à pas lui coller un quinquagénaire ?
MADAME WENCK : Bien sûr que si.
MONSIEUR
WENCK : Ce serait une caricature de
l’eugénisme…
MADAME WENCK : Les jeunes filles se sentent attirées par les
hommes mûrs…
MONSIEUR
WENCK : Mon Dieu… À vrai dire…
MADAME WENCK (vivement) : Tu
l’as peut-être déjà remarqué ?
MONSIEUR
WENCK : Écoute, maman,
franchement ! Cette théorie a été inventée par des écrivains quinquagénaires.
MADAME WENCK : Si c’est vraiment ce que tu penses, tu n’as
qu’à donner Lucie à un jeune godelureau, à qui il faudra que tu payes ses
dettes et une rente dont tu te priveras, et moi avec.
MONSIEUR
WENCK : Et qui serait ta victime,
cette fois-ci ?
MADAME WENCK : J’ai assisté la semaine dernière à une
conférence à la société de criminologie.
MONSIEUR
WENCK : Tu fréquentes de drôles
d’endroits !
MADAME WENCK : La mère d’une jeune fille à marier doit
s’informer partout.
MONSIEUR
WENCK : À la société de
criminologie ?
MADAME WENCK : Je me suis dit qu’on trouve à de tels endroits
des juges haut placés ou de riches avocats, dont certains sont célibataires…
MONSIEUR
WENCK : Et tu as aussitôt repéré ton
bonhomme ?
MADAME WENCK : Je ne fais que m’informer.
MONSIEUR
WENCK : Et alors ?
MADAME WENCK : Dans l’auditoire je n’ai vu personne. Tous les
hommes présents étaient ou trop vieux ou trop jeunes… En revanche le
conférencier, c’était un vrai plaisir…
MONSIEUR
WENCK : De quoi a-t-il parlé ?
MADAME WENCK : Ça, je ne sais pas, je ne l’ai pas écouté.
MONSIEUR
WENCK : Mais ?
MADAME WENCK : J’ai pris des informations auprès de mon
voisin. Il a dans les cinquante ans, exactement le genre que j’ai imaginé. Au
demeurant, il ressemble à Kolozsmai.
MONSIEUR
WENCK : À Feri ?
MADAME WENCK : Non, à Andor, tu sais, celui qui ressemble à
Tóni Deák…
MONSIEUR
WENCK : C’est fantastique !...
Un pauvre juriste monte innocemment sur l’estrade et fait lecture d’un texte
juridique savant, ou de je-ne-sais-quoi, des prisons modèles, sans se douter
que toi, tu élabores déjà ton ordre d’arrestation.
MADAME WENCK : Tout d’abord, il n’est pas pauvre – il possède
des immeubles de rapport et beaucoup d’argent… Il a pu se permettre de fermer
son étude d’avocat et de se consacrer à ses études de criminologie. Un
théoricien. Un criminologue, je me suis fait présenter, je l’ai félicité et je
l’ai invité pour un thé cet après-midi. C’est tout. Si on n’achète pas de
billet de loterie, on ne risque pas de gagner le gros lot.
MONSIEUR
WENCK : Tu parles comme une machine
à calculer. Ici il s’agit d’homme, pas de montant. Tu devrais avoir honte. Ta
fille rougirait si elle entendait que… euh… euh… que tu veux la marier à un
billet de loterie…
MADEMOISELLE
AMÉLIE (surgit en poussant des cris) : Jésus Marie ! Jésus
Marie ! Oh là là !
MONSIEUR
WENCK : Que se passe-t-il ?
MADAME WENCK : Que s’est-il passé ?
AMÉLIE : Oh
là là, Mademoiselle Lucie…
MADAME WENCK (effrayée) : Qu’est-il
arrivé à Lucie ?
AMÉLIE : Elle
a agressé…
MONSIEUR
WENCK (effrayé) : On l’a agressée ?
AMÉLIE : Non,
non… c’est elle qui a agressé.
MADAME WENCK : Elle a agressé… qui?
AMÉLIE : Un
homme.
MADAME WENCK : Lucie a agressé un homme ?
MONSIEUR
WENCK : J’avais bien dit qu’on ne
pouvait pas la laisser sortir seule le soir.
LUCIE : Qu’est-ce
que c’est que ces cris ?
MADAME WENCK : Lucie – que s’est-il passé ?
MONSIEUR
WENCK : Tu as agressé
quelqu’un ?
MADAME WENCK : On
t’a agressée ?
LUCIE : Une
maison de fous… Je l’ai toujours dit… C’est une maison de fous… Qu’est-ce que
vous avez à pousser des cris de panique ?... Bien sûr, c’est Mademoiselle
qui sème la panique… Mademoiselle pousse des cris d’orfraie dès qu’elle voit un
agent de police…
MONSIEUR
WENCK : Un agent de police ?
LUCIE : Et
quand elle voit un jeune homme mal habillé, elle s’imagine aussitôt que c’est
un assassin.
MONSIEUR
WENCK : Un policier ?… Un jeune
homme en loques ?… Puis-je enfin savoir ?
LUCIE : Rien
de spécial, Papa. (Elle s’allume une
cigarette.) Nous nous promenions au Bois, nous étions en pleine
conversation, et j’ai par hasard piétiné un homme…
MONSIEUR
WENCK : Tu lui as marché sur les
pieds ?
LUCIE : Pas
les pieds, la tête.
MADAME WENCK : Sa tête ?
LUCIE : Oui,
en effet, il était couché dans l’herbe, je ne l’avais pas remarqué.
AMÉLIE : Oh
là là…
LUCIE : Pourquoi
criez-vous ?... Dites, Mademoiselle, qu’est-ce que vous avez à
crier ? Il ne s’est rien passé…
AMÉLIE : Rien ?
LUCIE : Tu
sais, Papa, cet homme s’est levé de son herbe…
AMÉLIE : Et
de quoi il avait l’air ?
LUCIE : Ben,
on ne peut pas dire qu’il était habillé selon la dernière mode.
MADAME WENCK : Il n’était tout de même pas – nu ?
AMÉLIE : Oh
là là…
LUCIE : Nu,
il n’était pas… On ne peut pas dire qu’il était nu.
AMÉLIE : Shocking !
LUCIE : Il
avait un minimum… Une sorte de chemise.
MADAME WENCK : C’est affreux !
LUCIE : Il
avait aussi un manteau – une sorte de manteau… Il lui manquait une manche. Mais
quant au pantalon…
MADAME WENCK : Ça suffit !
LUCIE : Pour
Mademoiselle c’était même trop.
Amélie porte sa main à la bouche pour étouffer un nouveau cri.
LUCIE : Le
principal c’est que c’était tenu par une ficelle suffisamment solide. Je me
demandais si elle allait tenir.
MADAME WENCK : Lucie, tu ne veux pas nous dire que tu t’es
promenée avec cet homme-là ?
LUCIE : Je
me suis promenée avec lui, Maman… D’abord au Bois, puis Avenue Andrássy…
MADAME WENCK : Avenue Andrássy ?... Tu entends ça,
Robi ?
MONSIEUR
WENCK (nerveux) : J’entends, j’entends – mais je ne comprends
pas.
LUCIE : Qu’est-ce
que tu ne comprends pas, Papa ?
MONSIEUR
WENCK : Que toi… ma fille…
LUCIE : Moi ?
Je l’ai complètement oublié, Papa… (Elle
rit.) Je voulais savoir ce qu’il rêvait.
MONSIEUR
WENCK : Ce qu’il rêvait ?
LUCIE : Mais
oui, il dormait et riait quand je lui ai marché dessus, et il a poussé des
jurons parce que j’ai dérangé son rêve… Je devais absolument savoir ce que
signifiait qu’il riait : mon
pied était la clé de la caisse, et sa bonne mère embrassait l’armoire ardente…
MADAME WENCK : Jésus Marie ! Cette fille est devenue
folle !
LUCIE : Mais
non, Maman, je ne suis pas devenue folle. C’était dans son rêve quand je l’ai
piétiné, et il aurait bien dit la suite mais l’agent de police est arrivé à ce
moment-là.
MONSIEUR
WENCK : L’agent de police est
arrivé ?
LUCIE : Oui,
Papa… Mademoiselle, avouez que c’est vous qui l’avez appelé.
AMÉLIE : Euh…
LUCIE : Bref,
il est arrivé – et il a voulu demander ses papiers au jeune homme. Je vous
assure qu’il était difficile de faire comprendre au policier qu’il n’était pas
celui qu’il paraissait être, et les habits qu’il portait étaient en réalité un
costume… et qu’il s’agissait d’une prise de vues pour un film… Si cet agent, tu
sais, cet István de notre quartier, ne m’avait pas reconnue, il aurait
certainement embarqué ce garçon… Finalement c’est cet agent de police que je
dois remercier, parce que le gars n’a plus osé me quitter, et j’ai réussi à
l’amener.
MADAME WENCK : Tu l’as amené ici ?!
LUCIE : Oui,
Maman.
MADAME WENCK : Lucie, tu as totalement perdu la tête.
MONSIEUR
WENCK : Où il est cet
assassin ?
LUCIE : Il
est dans la cuisine, Papa, je lui ai fait servir un repas…
MADAME WENCK : Robi, tu restes ici ? Et tu ne dis pas un
mot ?
MONSIEUR
WENCK : Écoute, si dans ma cuisine
on donne à manger à un pauvre, même si son air est suspect, je n’ai pas à m’en
mêler… Vous connaissez mes principes. Faites-lui donner des vêtements usagés de
la garde-robe d’Aladár, et quarante fillérs – puis renvoyez-le.
MADAME WENCK : Une fois de plus des habits d’Aladár ? Le
temps qu’il revienne de Rome, il n’aura plus rien à se mettre.
LUCIE : Nous
ne le renverrons pas, Papa.
MADAME WENCK : Ce n’est pas le renvoyer qu’il faut, mais le
jeter dehors.
LUCIE : Il
ne peut pas en être question, Maman !...
MADAME WENCK : Qu’est-ce que tu veux en faire ?
MONSIEUR
WENCK : Ma fille, je te préviens
qu’il ne faut jamais exagérer avec la bienfaisance.
LUCIE : Je
ne veux pas exagérer, mais j’ai tant entendu parler de bienfaisance dans cette
maison, que j’ai envie de la voir pour une fois, ou plutôt de vous montrer comment
j’imagine, moi, la véritable bienfaisance. Car j’ai découvert quelque chose.
MONSIEUR
WENCK : Dans cette maison tout le
monde découvre des choses.
LUCIE : J’ai
découvert que ce que nous faisons d’habitude sous prétexte de bienfaisance,
c’est stupide et inutile. Papa, tu n’arrêtes pas de faire des dons, pour une
grande cause obscure, dont tu ne vois jamais aucun résultat. Les trois quarts
de l’argent sont perdus dans l’administration, et quand le quatrième quart
parvient enfin à la misère, cela s’évapore comme une goutte d’eau sur le poêle.
MADAME WENCK : Écoute, ces idées-là, tu pourras les développer
pendant le thé, d’autant plus que j’ai invité des gens sérieux, en attendant
cours te changer.
LUCIE : Une
seconde, Maman, ce n’était que la théorie.
MONSIEUR
WENCK (se délecte du beau langage de sa fille) : Il y a autre
chose ?
LUCIE : La
véritable bienfaisance voudrait que vous ne secouriez pas la pauvreté en
général, mais que vous cherchiez à aider des cas particuliers. Que vous donniez
à une personne le moyen de se réinsérer dans la société. Ce serait ça, une
véritable bienfaisance.
MONSIEUR
WENCK : Bravo ! Bravo !
Vive l’oratrice !
LUCIE : Partages-tu
ma théorie, Papa ?
MONSIEUR
WENCK : En tant que théorie,
pourquoi pas ?
LUCIE : Je
t’offre une chance de l’appliquer sur le champ.
MONSIEUR
WENCK : Tu m’en diras tant !
LUCIE : Attends
une minute, je vais le chercher. (Elle
sort.)
MADAME WENCK : Qu’est-ce que tu dis de ça ?
AMÉLIE : Madame,
pour l’amour de Dieu, ne le laissez pas entrer, c’est un assassin !
MADAME WENCK : Tu ne vas pas le laisser entrer dans ce salon…
C’est comme si tu invitais un cambrioleur à entrer dans la zone des coffres de
ta banque.
LUCIE (revient) : Entrez, János,
n’ayez pas peur.
(János
est un jeune voyou, en loques multicolores. Il entre, il est en train de manger
une énorme tartine de beurre, il regarde gaiement partout. Il ne salue pas.)
LUCIE : Voici
János… C’est mon père, c’est ma mère.
MADAME WENCK : Elle nous présente à lui ! C’est
divin !
LUCIE (un peu théâtrale) : Cher
János ! Lorsque au Bois j’ai marché sur vous, je n’ai pas prévu que ce pas
donnerait une nouvelle orientation à votre vie, que cela ferait sortir votre
vie de la misère noire où vous végétiez en exclu de la société, et vous
guiderait sur le sentier du gagne-pain et du travail honnête. Ce que le destin
avait mal fait, nous allons le redresser grâce à une nouvelle pensée du Contrat
Social dont, je l’avoue, je suis à l’origine, nous allons nous immiscer dans
votre vie de misère de façon telle qu’en peu de temps vous deveniez un membre
utile et actif de la société. Le savez-vous ?
JÁNOS : Je
sais ça, oui.
LUCIE : Vous
savez tout ?
JÁNOS : Sauf
une chose…
LUCIE : Laquelle ?
JÁNOS (a terminé sa tartine, a mis les mains dans
ses poches) : Comment on peut sortir d’ici ?
LUCIE : On
ne peut pas… (Elle montre la fenêtre à
droite.) Dehors c’est le policier qui vous guette (elle-même barre la porte) et ici c’est moi qui vous retiens…
(D’un
geste éclair, János saute sur le rebord de la fenêtre de gauche. Amélie pousse un cri.)
MADAME WENCK : Jésus ! Marie !
LUCIE : Descendez
de là immédiatement !
JÁNOS : Tintin !
LUCIE : Descendez !
JÁNOS : Non !
(Il commence à ouvrir la fenêtre.)
LUCIE (trépigne) : Ne faites pas le
fou. Dans la rue vous paraissiez si raisonnable.
JÁNOS : Parce
que j’ai peur de votre "truc". Et vous n’en aviez pas dit un mot…
LUCIE : De
quoi ?
JÁNOS : De
ce que vous discourez ici… C’est un piège.
LUCIE : Mais
vous ne comprenez pas ? Nous voulons votre bien.
JÁNOS : Merci,
ça va comme ça !
LUCIE (suppliante) : János… S’il vous
plaît… Ne soyez pas si insupportable… Ne me ridiculisez pas devant Papa – pour
une fois que j’ai une idée originale à propos de ce… machin social… et Papa
semble se ranger de mon côté… Écoutez… pour me faire plaisir… permettez-moi …
soyez gentil… J’aimerais tellement faire de vous un homme bien… N’est-ce pas,
Papa ? Tu m’as promis de m’aider… Dis-lui quelque chose…
MONSIEUR
WENCK : Mais s’il n’en veut
pas ?
JÁNOS : Je
connais la musique… Vous voulez que je fasse apprenti… Qu’est-ce que vous
croyez ? Qui je suis ?
MONSIEUR
WENCK : D’accord, vous avez votre
fierté… Vous pouvez partir, mais par la porte.
JÁNOS (réjoui) : C’est vrai ?
MONSIEUR
WENCK : Personne ne doit sauter de
ma fenêtre… sans parachute.
JÁNOS : Il
n’en était pas question, je n’aurais pas sauté.
MADAME WENCK (à Lucie) : Tu
vois, il voulait te faire peur.
MONSIEUR
WENCK : Qu’est-ce qui se passe?
JÁNOS (regarde par la fenêtre) : Il y
a un tas de gens en bas. Je crois qu’ils vont sonner.
MADAME WENCK (tape des mains) : Mon
Dieu, mes invités !
JÁNOS : Je
m’en suis choisi un qui était juste sous la fenêtre, à voir son bide, je ne me
serais pas fait mal.
MADAME WENCK : Ce doit être Hecsey !
JÁNOS (descend de la fenêtre) : Je
peux partir ?
MONSIEUR
WENCK : Bon vent !
JÁNOS : Merci !
MADAME WENCK : Les invités arrivent, Lucie, emmène-le !
LUCIE (a brusquement une idée) : Venez !
(János
fait une grimace en direction de la société et sort derrière Lucie.)
MADAME WENCK : Qu’est-ce que tu dis de ça, Robi ?
MONSIEUR
WENCK (suit Lucie des yeux) : Petite sotte… Chère petite sotte…
Elle croit que c’est si simple la bienfaisance.
MADAME WENCK : Mais qu’est-ce que tu dis de cet
olibrius ?
MONSIEUR
WENCK : Qu’est-ce que tu veux que
j’en dise?
MADAME WENCK : Il est horrible. Et par-dessus le marché il
ressemble à…
MONSIEUR
WENCK : À qui, pour l’amour de
Dieu ?
MADAME WENCK : À Vilma.
MONSIEUR
WENCK : Quel Vilma ?
MADAME WENCK : Tu sais, l’ami de Rózsi, qui porte une
barbichette…
MONSIEUR
WENCK : Ah, fiche-moi la paix.
(Monsieur
et Madame Muhr entrent.)
MADAME WENCK (court à leur
rencontre) : Comme vous êtes aimables d’être passés. (Les hommes se saluent.)
MADAME MUHR : Qui va venir ?... Parce qu’au téléphone tu
m’as parlé simplement de "quelqu’un".
MADAME WENCK : Je voulais que ça reste une surprise.
MADAME MUHR : Dis vite !
MADAME WENCK : Hecsey.
MADAME MUHR : Hecsey ?
MADAME WENCK : Le fameux juriste.
MADAME MUHR (enthousiaste) : Oui,
on a parlé de lui dans le journal. (À son
mari.) N’est-ce pas, Dezső ?
MONSIEUR
MUHR : Oui. Il signe fréquemment des
articles savants.
MADAME MUHR : Dis, à quoi il ressemble ?
MADAME WENCK : Un quinquagénaire. Célibataire.
MADAME MUHR : Érudit ?
MADAME WENCK : Je pense bien, superbement riche… Un cerveau.
Étant donné qu’un homme de sa classe est habitué à s’entourer d’un auditoire,
je vous ai tout de suite conviés – à charge de revanche, nous répondrons
présents à votre premier appel, le cas échéant…
MONSIEUR
MUHR : Très aimable.
MADAME MUHR : Tu es gentille. – Où est Lucie ?
MADAME WENCK : Lucie ?... Elle était ici il y a un
instant – elle va revenir. (Pista Ág
entre. C’est un journaliste d’une trentaine d’années.)
PISTA ÁG : Mes hommages !
MADAME WENCK (salue Ág) : Bonjour, Pista… C’est gentil d’être
venu… (À Madame Muhr.) Vous ne
connaissez pas Pista ? Monsieur István Ág, collaborateur de l’Univers. (Salutations.)
PISTA ÁG (salue la société,
puis à Monsieur Wenck) : Mes respects !
MONSIEUR
WENCK : Salut, Pista, quoi de
neuf ?
PISTA ÁG : Je me le demande… Madame Wenck nous a fait
miroiter une surprise aujourd’hui.
MADAME WENCK : Oui. Nous attendons quelqu’un qui va vous
intéresser.
PISTA ÁG : Une dame ?
MADAME WENCK : Mais non… Quelqu’un qui a des choses à vous
apprendre…
PISTA ÁG : Tiens donc. Un nouveau tour au rami ?
MADAME WENCK : Vous pourrez faire une très intéressante
interview avec lui…
PISTA ÁG : Attendez un peu, laissez-moi deviner. Un
étranger ?
MADAME WENCK : Non.
PISTA ÁG : Un compatriote… Artiste ?
MADAME WENCK : Non.
PISTA ÁG : Attendez… Un savant ?
MADAME WENCK : C’est tiède.
PISTA ÁG (de bonne humeur) : Un
astronome !
MADAME WENCK : Non.
PISTA ÁG : Dommage… C’est mon point faible, ils sont rares les
astronomes… J’en ai connu un.
MADAME WENCK : Qui c’était ?
PISTA ÁG : Un astronome de Pest. Ses étoiles préférées
étaient ces trois qui se trouvent sur la bouteille de cognac… Les étoiles dans
le ciel, il les détestait tellement que le soir il marchait dans la rue en
plaçant sa main en visière pour ne pas les voir… (Il poursuit sa réflexion ?) Un savant, donc… Qui ça peut
être ? Un statisticien ? Un juriste ?
MADAME WENCK : Ça brûle.
PISTA ÁG : Oh là là, alors je sais… L’oppressant Hecsey.
MADAME WENCK : Oppressant ? Pourquoi ?
PISTA ÁG : Sa personne.
MADAME WENCK : Vous le connaissez ?
PISTA ÁG : À chaque cas criminel il s’amène à la rédaction
avec son expertise… On a du mal à le ficher dehors.
MADAME WENCK : Mais il fait autorité !
PISTA ÁG : Ouais, ouais… Je croyais qu’il s’agirait de
quelqu’un d’original. Bon, tant pis, je suis très heureux d’être avec vous…
Hecsey
paraît. D’aspect un peu négligé. Un pince-nez. Professoral. Conférencier
passionné qui ne plaisante pas si on l’interrompt. Il ramène tout au plan
général. On pourrait l’intituler "dramaturge du cambriolage". Il
grasseye.
LA BONNE : Monsieur
le Professeur Hecsey.
MADAME WENCK (va à sa
rencontre) : Cher Professeur ; je suis ravie que vous soyez
venu…
HECSEY : Je vous l’ai plomis.
MADAME WENCK : Permettez-moi de vous présenter à nos amis.
Madame Muhr, notre voisine.
HECSEY : Je suis lavi. (Baise main.)
MADAME WENCK : Et voici Monsieur Muhr – et mon mari.
MONSIEUR
WENCK : Très heureux.
HECSEY : Tlès heuleux.
MADAME WENCK : Vous connaissez peut-être Monsieur
István Ág, collaborateur de l’Univers.
HECSEY : Ah,
vous collabolez à l’Univels ?... Votle lédacteur en chef est un excellent
ami…
PISTA ÁG : Je crois le savoir.
HECSEY : Poul
les affailes climinelles notables il a coutume de me demander mon avis
d’expelt… (Aux autres.) Ma méthode
consiste à lancer, en même temps que les autolités, une instluction plivée dès
qu’un clime intellessant se plésente, et je communique le lésultat de mon enquête
à mon ami le lédacteul en chef. Je l’ai encole olienté dèlnièlement dans une
affaile.
PISTA ÁG : Désorienté ?
HECSEY : Paldon ?
PISTA ÁG : Avec
une certitude infaillible…
HECSEY : Oui,
j’ai conduit l’enquête avec une celtitude infaillible, avant de communiquer mes
lésultats aussi bien à la plesse qu’aux autolités compétentes, et d’ailleuls,
j’ai lencontlé des deux côtés la plus glande leconnaissance. Au demeulant les
autolités me délivlent désolmais une autolisation d’assister aux contlôles
d’identités, aux lafles, au flaglants délits – vous complenez – aux flaglants
délits – poul faile plofiter les agents de mon expélience. (Sans s’interrompre.) Où se tlouve votre
chalmante jeune fille, Madame, dont vous avez bien voulu me faile savoil
qu’elle s’intélessait vivement aux delniers ploglès de la climinologie ? (Tous s’assoient.)
MADAME WENCK : Lucie ne va pas tarder.
HECSEY : Je
posais cette question, n’est-ce pas, place que je n’aimelais pas qu’elle pelde
le fil de mon exposé.
PISTA ÁG : C’est intéressant.
HECSEY : Cal
en effet, n’est-ce pas, la climinologie doit s’adapter au plus haut deglé à
l’esplit du temps, cal ce qu’on appelait les climes classiques appaltient
désolmais au passé. Les nuances intellectuelles de notle époque font sentil
leul effet ici aussi comme en toute chose. Et cela vaut non seulement à la
conception mais aussi à la léalisation technique des actes – vous ne vous
sentez pas bien, Madame ?
Madame
Wenck à qui il adressait son discours a brusquement pâli, elle s’est affaissée dans son fauteuil, et a fixé son
regard plein de frayeur vers la porte d’en face par laquelle Lucie et János
venaient d’apparaître. Ce dernier porte un smoking impeccable, néanmoins il
semble gêné par le col de sa chemise empesée.
MADAME WENCK : Non, non, tout va bien. (Elle se lève, décoche à son mari un regard désespéré.)
LUCIE (avance en tirant János derrière elle) : Figure-toi,
Papa, j’ai convaincu János de rester et de prendre au moins une tasse de thé…
MADAME WENCK (rit péniblement) : Convaincu ?...
(À son mari) Qu’est-ce que tu dis,
Robi ?
MONSIEUR
WENCK : Je… je… je suis ravi.
HECSEY (gêné parce qu’on a interrompu son discours,
se lève) : La demoiselle de la maison ?
LUCIE : Oui,
Monsieur.
MADAME WENCK (se maîtrise) : Je
te présente… Monsieur Hecsey, dont je t’ai déjà beaucoup parlé… N’est-ce pas
qu’il ressemble à Weyler ?
HECSEY : C’est
tlès flatteul poul moi.
LUCIE (serre la main de Hecsey, salue Madame et
Monsieur Muhr et Pista Ág) : Bonsoir, Pista. (Tout le monde reste debout. Silence gêné.)
Si vous permettez, moi aussi je vous présente ma nouvelle connaissance, János…
euh… (brusquement) Sansterre.
HECSEY : Je
clois que j’ai déjà eu l’occasion de te lencontler en société. Bien le bonjoul.
JÁNOS : Je
ne le crois pas.
MONSIEUR MUHR : De la lignée des Sansterre de Nógrád.
LUCIE (fière) : De la lignée des
vrais Sansterre.
MADAME WENCK (doucement, à
son mari) : Alors, Robi, qu’est-ce que tu dis ?
MONSIEUR
WENCK : Que veux-tu que je
dise ? Ne dis rien, toi non plus !
MADAME WENCK : Il porte le smoking d’Aladár.
HECSEY (brûle d’envie de poursuivre) : Blef,
je continue. Je veux dile que les glandes nuances intellectuelles de notle
temps – je vous en plie, plenez place - (Tous
s’assoient, János un peu à l’écart, de ses yeux il guette la sortie, en pensant
qu’il vaudrait peut-être mieux s’esquiver.) – faisaient sentil ici aussi
leul influence, cal les ploglès de la technique font que ce monde aussi change
natulellement, il s’adapte à la vie pal mimétisme. Si un camblioleul d’il y a
cent ans apelcevait les outils du camblioleul contempolain, et s’il connaissait
ses méthodes, il selait tout aussi ébahi de l’alt laffiné qu’utilisent nos
camblioleuls modelnes que de la ladio ou du glamophone… Je vais illustler le
cas pal des exemples… Figulez-vous que l’autle joul j’étais plésent sul les
lieux d’un cambliolage dans un château seigneulial, où les poltes du jaldin,
les énolmes poltes en chêne de la maison, toutes les sellules des poltes du
couloil du château étaient intactes, et poultant les camblioleuls avaient tout
empolté. Comment ont-ils pu pénétler et comment sont-ils lepaltis, je vous
assule que cela selait lesté une énigme poul l’ételnité si je n’avais lancé une
combinaison dans l’obsculité de ce mystèle…
MONSIEUR
WENCK : C’est fascinant !
MADAME WENCK : Qu’est-ce que c’était, cette combinaison ?
HECSEY : Leul
façon de mettle en œuvle le cambliolage depuis un avion…
JÁNOS (se tourne vers Hecsey avec une admiration
toujours croissante, tout en étant ébahi de sa bêtise colossale ; à
mi-voix) : Putain !...
MONSIEUR
WENCK : Depuis un avion ?
HECSEY : Mais
oui. J’ai émis l’hypothèse qu’ils ont apploché le château en avion, ils sont
descendus en palachute sul le toit et sont entlés pal la cheminée poul exécuter
leul cambliolage…
MONSIEUR MUHR : C’est colossal !
JÁNOS : Eh
ben !...
HECSEY (à János qui le regarde bouche bée comme un
veau) : Dis-nous ce qui t’étonne, si je peux me pelmettle.
JÁNOS : Eh
bien, c’est le… (Il éclate de rire.)
C’est l’avion…
HECSEY : Tu
as quelque chose à leplocher à ma combinaison ?
JÁNOS : C’est
que ça coûte cher.
HECSEY : Qu’est-ce
qui coûte chel ?
JÁNOS : L’avion.
HECSEY : Poulquoi ?
JÁNOS : Parce
que si un cambrioleur veut à tout prix entrer en caquetant, autant s’accrocher
une clarine au cou – c’est moins onéreux !
PISTA ÁG (regarde János) : Excellent !
Et, Professeur, dites-nous comment ils ont fait pour emporter le butin avec
leur avion ?
HECSEY (troublé) : Le butin… Oui, le
butin. Eh bien, (ravivé parce qu’il a une
idée) Ils l’ont passé à bold pièce par pièce.
JÁNOS (sérieux) : À bord de
l’avion ?
HECSEY : Eh…
oui.
JÁNOS : Ah
oui, je comprends… L’un d’eux, reste dans le salon pour tout entasser – il
passe les objets à un autre pendu dans la cheminée – un troisième pendant ce
temps retient avec un licou l’avion en l’air pour qu’il ne se sauve pas…
PISTA ÁG : Très amusant ! (Tout le monde rit.)
HECSEY (rit aussi dans sa gêne) : Je
vous en plie… C’est un détail… Quelle est ton hypothèse à toi ?...
JÁNOS (avec la simplicité d’un expert) : Eh
bien, l’éditeur flaire le nounours, jacte une combine avec le fourgue, cloque
ses instructions au grinche avec plan à l’appui, et à condition d’avoir un
mèche qui veille au grain du poulet, alors il entre en scène avec un ticket de
transfert souterrain, il fait danser sa trayeuse, file avec la marchandise, et
s’il n’y a pas de musique, monsieur est servi.
PISTA ÁG : C’est magnifique !
Ils
regardent tous János avec stupéfaction, ils n’ont pas compris un traître mot.
HECSEY (écrasé, sort néanmoins un glossaire pour
vérifier les termes techniques) : Mon vieux, je leconnais – je
dois leconnaîtle – c’est tlès spilituel… et bien plus vlaisemblable que ma
modeste combinaison. Tes connaissances en la matièle (aux autres) sont phénoménales.
MONSIEUR
MUHR (électrisé) : Mais
de quoi il s’agit ?
MADAME MUHR : Je n’ai pas compris un traître mot…
MONSIEUR
MUHR (à
János) : Auriez-vous l’amabilité de nous expliquer, cher Maître…
HECSEY (à János) : C’est moi, si tu me
le pelmets. Selon l’hypothèse de notle chel ami, les camblioleuls tlavaillent
avec un agent. Au cas où des objets de valeul ou une folte somme d’algent sont
cachés quelque palt dans un appaltement, l’agent le flaile…
MADAME WENCK : Oh, vraiment ?
HECSEY : Oui, c’est sa
fonction de rechelcher si…
MADAME WENCK : Et comment il le découvre ?
HECSEY : Oh,
ils sont extlêmement habiles. La phase de lechelche peut plendle des mois. Ils
peuvent plofiter pal exemple des lacontals de domestiques licenciés… Blef
l’agent lechelche où se tlouve la caisse… Cette caisse se nomme nounouls.
PISTA ÁG : Nounours ! C’est splendide !
HECSEY : Aplès
que l’éditeur, autlement dit l’agent, a lepélé l’endloit, il s’olganise avec le
foulgue, c’est-à-dile le leceleul. (Vers
János.) C’est bien ça ?
János acquiesce de la
tête.
HECSEY : Ensuite
il attlibue le boulot (il consulte le
glossaire) c’est-à-dile l’affaile, en y joignant le plan de la maison au
glinche… (il consulte le glossaire)
Le glinche… le glinche veut dile le camblioleul – blef au camblioleul ; et
le camblioleul avec le mèche – le mèche, n’est-ce pas, c’est le complice,
l’assistant – avec le ticket de tlansfelt soutellain, c’est-à-dile à tlavels la
cave et les couloils soutellains, pénètle sul les lieux, pelce le coffle, file
avec la malchandise – cette explession est spilituelle, bien tlouvée, elle
signifie qu’ils s’en vont avec le butin.
PISTA ÁG : Mais que signifie la musique ?
HECSEY : Sonnette
d’alalme. Du boucan. S’il n’y a pas de musique, on peut tlavailler en toute
tlanquillité.
PISTA ÁG : C’est vraiment parfait.
HECSEY : C’est
astucieux… Mais ce qui me plaît le plus, c’est « file avec la
malchandise ». Décidément, tu possèdes ce langage à melveille… Tu poullais
me donner des leçons… Sincèlement, je selais tlès heuleux de te lencontler plus
souvent.
MADAME WENCK : Je crains, à mon plus grand regret que Monsieur
Sansterre ne sois que pour très peu de temps l’invité de cette maison.
MADAME WENCK : Mes dames et Messieurs, me permettez-vous de
vous convier à un modeste goûter ?... (Tout
en discutant, la société s’empresse lentement vers la porte de gauche.)
Vous ne prenez pas une tasse de thé ?
JÁNOS : Je
ne suis pas malade !
PISTA ÁG (ayant
attentivement observé János, s’adresse à Lucie) : J’ai tout de même
fini par rencontrer un homme intéressant ici… Savez-vous qui c’est ?... Je
le reconnais à son portrait.
LUCIE : Qui
est-ce ?
PISTA ÁG (doucement, tout
excité) : Sandy Boon… le célèbre écrivain… j’en suis sûr… Vous
savez, celui qui écrit ces superbes romans de cambriolage… Il vit parmi eux… Il
a été vu dernièrement à Vienne… Puis il a disparu… Il disparaît parfois pendant
des mois. (Il s’approche de János,
s’adresse à lui.) Monsieur Sandy Boon ?
(János qui s’allume
une cigarette ne réagit pas.)
PISTA ÁG : Ou
Sansterre ?
JÁNOS : Et
comment !
PISTA ÁG (rit) : Vous
m’en direz tant ! Vous préférez rester incognito. Mais promettez-moi,
quand vous donnerez des interviews, que je serai le premier servi… Vous me
passerez un coup de fil ? (Il lui
passe sa carte de visite.)
(János, étonné,
prend la carte de visite.)
MADAME WENCK : Pista !
PISTA ÁG : J’arrive.
MADAME WENCK : Róbert !
MONSIEUR
WENCK (héroïquement) : Pardonne-moi, je dois aller au club.
MADAME WENCK : Lucie !
LUCIE : Tout
de suite, Maman…
(Madame Wenck
rejoint ses invités vers la gauche.)
MONSIEUR
WENCK (à la bonne) : Dites au chauffeur qu’on peut partir.
MONSIEUR
WENCK : Qu’est-ce qu’il veut ?
MONSIEUR
WENCK : Faites-le entrer. (La bonne sort. Monsieur Wenck s’adresse à
János.) C’est intéressant… C’est Pista qui aime tant parler des
ressemblances. Moi, je n’y attache pas d’importance… Mais il faut reconnaître que
quand vous vous habillez comme ça, dans le smoking de mon fils, on dirait en
effet que vous… (à Lucie.) N’est-ce
pas, c’est diabolique ?...
LUCIE : Oui,
Papa, personne ne penserait…
MONSIEUR
WENCK : Avez-vous des
certificats ?
JÁNOS (sourit) : Quel genre ?
MONSIEUR
WENCK : Parce que je me dis, si vous
aviez des certificats… les formations requises… on pourrait envisager à la
banque…
JÁNOS (n’écoute pas, à Lucie) : À la
banque ? Finita la commedia ? Je peux partir ?
LUCIE : Une
minute encore…
LE CHAUFFEUR (entre, un visage patibulaire) : Bonjour.
MONSIEUR
WENCK : Qu’y a-t-il, mon ami, on
peut partir ?
LE CHAUFFEUR : Non,
on ne peut pas.
MONSIEUR
WENCK : Pourquoi ?
LE CHAUFFEUR : Le
carburateur.
MONSIEUR
WENCK : Quoi ?
LE CHAUFFEUR : Le
carburateur… et la soupape aussi, nases… faut les limer…
MONSIEUR
WENCK : Quoi la soupape et le
carburateur ?... Pour une machine toute neuve… Je l’ai achetée il y a cinq
mois !
LE CHAUFFEUR : La marque est mauvaise… Je vous ai
déconseillé de l’acheter… Si vous m’aviez écouté, et si nous avions acheté la
machine que je vous recommandais, on ne serait pas dans le pétrin aujourd’hui…
On peut encore l’échanger… Le roulement aussi cliquette…
MONSIEUR
WENCK : Qu’est-ce qu’il fait ?
LE CHAUFFEUR : Il cliquette.
MONSIEUR
WENCK : C’est inouï… Une machine
toute neuve… qui cliquette !... Combien de temps prendrait la
réparation ?
LE CHAUFFEUR : Deux jours – et trois cents pengoes.
MONSIEUR
WENCK : Trois cents pengoes !?
LE CHAUFFEUR : Il faut un boulon. Je ne fais pas confiance
à l’aimant non plus…
MONSIEUR
WENCK : Et je fais quoi pendant ce
temps ?
LE CHAUFFEUR : Vous prenez des taxis.
JÁNOS (n’en peut plus, intervient) : Qu’est-ce
que c’est que cette histoire de boulon ?
LE CHAUFFEUR : De quoi se mêle ce monsieur ? Je n’ai de
compte à rendre qu’à mon patron… (Il
tourne insolemment le dos, mais János se place en face de lui.)
JÁNOS : Un
boulon ?... Le carburateur ?... L’aimant ?... Salaud !
LE CHAUFFEUR : Je vous interdis…
JÁNOS : Tu
interdis si tu veux, mais tu l’as cherché. (Il
administre une énorme gifle au chauffeur, presque à le faire tomber.) Où tu
vends l’essence que tu voles ?... Au 8 rue Magas, chez Kmeskó ?!
LE CHAUFFEUR (blêmit) : Oh
non, Monsieur, je vous jure…
JÁNOS : Je
vérifierai si tu es sur sa liste.
LE CHAUFFEUR (désespéré) : Je
vous jure. Il est vrai que Kmeskó me l’a proposé, mais je ne lui ai rien
fourni, je suis un homme honnête, moi.
JÁNOS : Elle
roule, la voiture ?
(Le chauffeur garde
le silence.)
JÁNOS : Carburateur,
aimant, boulon ? (Il lève le bras.)
LE CHAUFFEUR (vite) : Tout
est en ordre, Monsieur !
JÁNOS : Changer
de machine, empocher le pot-de-vin ? Salopard ! Comme ça, tout est en
ordre, Monsieur peut partir ? Hein ?
LE CHAUFFEUR : Il peut.
MONSIEUR
WENCK (doucement, à János) : Dois-je oser monter
là-dedans ?
JÁNOS : En
toute confiance – et avec autorité.
MONSIEUR
WENCK (prend un élan) : Vous voyez, cochon, qu’ici on ne fait
pas n’importe quoi !... Je vais vous montrer, moi !...
Allons-y ! (Il sort de son rôle.)
Vous serez gentil et vous conduirez doucement… Vous me le promettez ?
LE CHAUFFEUR : Oui, Monsieur.
MONSIEUR
WENCK (de nouveau fort) : Sinon je vous chasse !
Partons !
(Le chauffeur se
prosterne humblement et sort.)
MONSIEUR
WENCK (à János, en lui serrant la main) : Merci… J’ai toujours pensé
qu’il fallait traiter cet homme de la sorte… Et s’il n’obtempère pas, eh bien…
Savez-vous conduire ?
LUCIE (suivait la scène avec un grand plaisir) : Où
tu vas comme ça, Papa, il n’est pas chauffeur !
MONSIEUR
WENCK (étonné) : Mais, qu’est-ce qu’il est ?... On en
reparlera… Dommage qu’il n’ait pas de certificats… Mais des mains, il en a, nom
d’une pipe. (À Lucie.) Au revoir, ma
petite. (À János.) Et si le gars
redevient insolent pendant le trajet ?
JÁNOS : Vous
lui en administrez une.
MONSIEUR
WENCK (incertain) : Oui, bien sûr… je lui en administre une. (Il s’exerce à gifler. Puis il sort.)
JÁNOS (à Lucie qui l’observe continuellement avec
la plus grande attention) : Bon, ça y est ! Merci pour la
distraction… Je vais retirer cet accoutrement et je file.
LUCIE (vivement) : Attendez encore…
Attendez.
JÁNOS : Attendre
quoi ?
LUCIE : Ben…
(gênée) dites-moi sincèrement… mais
très sincèrement…
JÁNOS : Quoi
donc ?
LUCIE : Vous
avez une dette… Vous me devez ça… Vous devez me dire (elle dévie) lorsque je vous ai réveillé là-bas au Bois…
qu’étiez-vous en train de rêver ?
JÁNOS : Ah,
ça… tiens donc ! (Il rit.) Je ne
l’ai pas encore dit ?
LUCIE : Non…
Dites-le maintenant.
JÁNOS : Comment
c’était déjà… C’était étrange. – J’étais assis au fond de la cale d’un bateau –
en face de ma propre tête.
LUCIE : Comment
cela ?
JÁNOS : Comme
je vous le dis. Sauf que ma tête était une armoire ardente, et je savais que
cette armoire cachait le trésor du marin. Mais j’avais perdu la clé.
LUCIE : La
clé de votre tête ?
JÁNOS : La
clé de l’armoire. Eh bien, j’essaye de la forcer avec un canif, une chignole,
n’importe quoi. Ça ne marche pas.
LUCIE : Et
après ?
JÁNOS : Tout
à coup le capitaine, c’est-à-dire ma mère, se trouve plantée devant moi.
LUCIE : Le
capitaine et votre mère ?
JÁNOS : Pas
du tout, ce capitaine était ma mère. C’est habituel dans les rêves. Alors ma
mère, le capitaine, me dit : voilà, galopin, couillon, où tu es tombé.
Puis, m’en flanque une à la caboche.
LUCIE : Mais…
JÁNOS : Bien
sûr, et ma caboche et l’armoire ont survécu – pourtant cette armoire était bien
ma tête aussi. Alors je dis en chialant : ma mère, je ne trouve pas la
clé, je n’arrive pas à l’ouvrir. Alors elle me répond : andouille, c’est
pas forcer qu’il faut. Regarde-moi. Puis elle se baisse et embrasse l’armoire.
LUCIE : Votre
tête.
JÁNOS : D’accord,
je vous disais que c’était pareil. Et pendant qu’elle l’embrasse, en même temps
qu’elle me gifle – l’armoire s’ouvre d’un coup…
LUCIE (avidement) : Et…
JÁNOS : Et…
c’est ça justement. C’est à ce moment-là que vous m’avez marché sur la tête et
je me suis réveillé. C’était comme si la beigne… et le baiser de ma mère… et le
pied sur ma tête… tout ça s’était passé au même moment…
LUCIE (méditative) : Intéressant… très
intéressant… talentueux… (Après un
silence.) Dites-moi, János – (Brusquement,
comme si elle voulait le surprendre.) Quel est votre vrai nom ?
JÁNOS : Sansterre.
LUCIE : Ne
blaguez pas… Ce nom, c’est moi qui l’ai inventé pour vous il y a quelques minutes…
Dites-moi le vrai… Vous ne voulez pas me le dévoiler ? Même à
moi ?... Bien… Mais sachez qu’il y a une limite à tout… (Elle hoche la tête.) Tel que je vous ai
trouvé là-bas au Bois… et que je vous ai réveillé, je vous pose la question à
la place de votre mère – comment… comment pouviez-vous en arriver là…
(János reste
silencieux.)
LUCIE : Allons,
parlez.
JÁNOS (hausse les épaules, baisse boudeusement les
yeux) : Ça a commencé quand je me suis brouillé avec l’éditeur…
LUCIE (très vive) : Avec l’éditeur ?
JÁNOS : Oui…
celui qui commande le travail…
LUCIE : Comment
il s’appelle ?
JÁNOS : Chapon.
LUCIE : Chapon…
Chapeau… Et pourquoi vous êtes-vous brouillés ?
JÁNOS : Je
ne voulais pas travailler pour lui.
LUCIE : Pourquoi ?
JÁNOS : J’étais
écœuré… de ce genre de travail.
LUCIE (très intéressée) : Quel
genre ?
JÁNOS (avec légèreté) : Vous savez,
il fait une sorte d’esquisse…
LUCIE : C’est
lui qui la fait ?
JÁNOS : Oui.
Une sorte de plan… Puis il le donne et dit : À toi de jouer… Moi, je
n’avais pas envie.
LUCIE : Pourquoi ?
JÁNOS : Parce
que… Tout de même pas… et il faisait tout pour me forcer…
LUCIE : Comme
ça, ça ne peut pas marcher.
JÁNOS : Je
n’arrivais pas à me décider… Là-dessus il s’est mis à me casser les pieds, il
racontait partout que je n’en étais plus capable, que je n’en avais pas le
courage… ni le talent…
LUCIE : Et
vous avez rompu avec lui.
JÁNOS : Oui.
LUCIE : Vous
avez bien fait… Mais pourquoi n’avez-vous pas cherché un autre éditeur ?
JÁNOS : Où ?
LUCIE : Ben…
Ce Chapon n’est pas le seul éditeur dans la ville… Je vous signale que je ne
connais pas cette maison.
JÁNOS : Ça
vaut mieux.
LUCIE : Vous
savez de quoi vous auriez besoin ?
JÁNOS : De
quoi ?
LUCIE : D’un
manager.
JÁNOS : D’un
quoi ?
LUCIE : D’une
personne qui prendrait vos affaires en main… (Enthousiaste.) Pour vous épargner ce genre de désagrément… Le jour
où vous vous brouillez avec quelqu’un… vous restez sur le carreau… ou plutôt
couché dans l’herbe… Il vous faudrait quelqu’un pour guider vos pas.
JÁNOS : Ça
recommence.
LUCIE : Ne
vous entêtez pas ! Pas la peine que d’autres soient au courant… Je
fournirai des explications à mon père… On lui fait croire ce qu’on veut… Vous
verrez à quel point je vous serai utile. (Avec
une joie enfantine.) Depuis longtemps je songe à des choses comme ça… Cette
idée de bienfaisance n’était pas autre chose… Ne craignez rien, c’est
magnifique, personne ne saura qui vous êtes, seulement nous deux… La surprise
sera énorme à la fin. Bref, vous restez ici.
JÁNOS : Non.
LUCIE (tape du pied) : Vous
restez !... Quand je me mets quelque chose dans la tête, je vais jusqu’au
bout… Gare à vous ! Je vous traiterai comme vous avez traité le
chauffeur !
JÁNOS (amusé) : Je commence à avoir
peur…
LUCIE (avec vigueur) : Donc vous
restez.
JÁNOS : Qu’est-ce
que je ferais ici ?
LUCIE : Vous
faites ce qui est votre métier… Vous observez… On peut très bien observer ici
aussi… Croyez-moi, c’est un milieu intéressant… (Elle rit.) Ne suis-je pas intéressante, moi ? Vous verrez plus
ici que n’importe qui à votre place, j’en suis sûre… Et vous lirez… Les livres
ne manquent pas ici, regardez… (Elle fait
l’importante.) Ça ne fait pas de mal dès fois, de reprendre ses classiques…
Avouez que vous autres ne lisez plus du tout les classiques, vous avouez ?
JÁNOS (incertain, se gratte la tête) : Ma
foi…
LUCIE : Vous
voyez. Vous ferez ce que je vous dirai… (gentiment)
Vous m’écouterez, n’est-ce pas ?
JÁNOS : Je
crains…
LUCIE : Vous
craignez quoi ?
JÁNOS : Je
crains que oui.
LUCIE : Vous
voyez que vous savez être gentil… (Elle
fait l’importante.) J’ai réfléchi, j’écrirai à… l’éditeur.
JÁNOS : À
qui ?
LUCIE : À
ce Chapon… Ce n’est pas bon d’être en mauvais termes avec une firme… Vous vous
asseyez immédiatement… Le bureau est là… Vous lui écrivez une belle lettre… sur
vos dernières observations…
MADAME WENCK (sa voix, de la
pièce voisine) : Lucie !
LUCIE : J’arrive !
(À János.) Vous avez compris… Vous
lui écrivez, n’essayez pas de vous esquiver ! (Elle le menace du doigt.) Je vais revenir. (Elle sort à droite.)
JÁNOS (la regarde partir) : Dis donc…
Regardez-moi celle-là… (Il sourit, il la
sent très jolie.) Eh ben dis donc… (Il
hausse les épaules, puis regarde autour de lui, cette fois en expert, il prend
en main une coupe d’argent, l’observe, murmure.) C’est du vrai… (Il arpente la pièce en long et en large, il
observe tout, la cheminée attire son attention, il s’accroupit devant.)
Tiens, une cheminée. Ils ne font pas de feu dedans… À quoi elle peut bien
servir… Où est-ce que je suis tombé ? Mais c’est exactement l’endroit où
le Chapon voulait m’envoyer ! J’ai protesté, je me suis brouillé avec lui.
Mais alors ça doit se trouver ici quelque part. (Il tapote le mur, puis il abandonne.) Un nounours, un nounours
d’acier. Alors, Chapon, un joli morceau pour ta trayeuse. (Il rit, va au bureau, s’assoit, écrit et dit à haute voix ce qu’il
écrit.) C’est vous qui le cherchiez, moi je suis tombé dessus. Il est
devant moi, le fameux, mais je déconseille et à Veau et à Chou de…
LUCIE (entre) : Que
faites-vous ? Vous écrivez ?
JÁNOS : J’écris.
LUCIE : À
l’éditeur ?
JÁNOS (rit) : Oui, à l’éditeur.
Rideau