Frigyes Karinthy :  "Trucages"

 

vestiaire

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Jignore si la science économique universelle a déjà planché sur ce problème, moi c’est aujourd’hui que j’y pense pour la première fois. J’y attire votre attention sans vouloir nuire aux intérêts légitimes ou aux affaires de quiconque.

Je porte mon manteau d’hiver depuis quatre ans, à raison de cinq mois par an. C’est un manteau très correct, il m’a coûté trois cents pengoes  à l’achat.

Je l’ôte en moyenne trois fois par jour, dans des locaux différents.

Vu que dans chacun de ces locaux il existe ce qu’on appelle un vestiaire, on porte un regard sournois en entrant, quand on aimerait dissimuler son manteau. On le pose simplement à côté de soi, sur une chaise voisine, quand on entre dans un café – au théâtre ou au cinéma on chuchote, « pardon, je vais juste jeter un coup d’œil », puis, une fois dans la salle, on ôte subrepticement son manteau et on le garde sur ses genoux.

Mais tout cela n’est qu’illusion, car le vestiaire est une institution mondiale bien organisée, il n’est pas dupe, il ne se laisse pas faire. Le temps de tourner le regard alentour, d’échanger un mot avec quelqu’un, de boire un verre d’eau, le manteau n’est plus à portée de ta main, il a disparu comme un enfant mal surveillé par la nurse – la voleuse de manteaux expérimentée, la demoiselle du vestiaire qui n’attendait que votre étourderie, s’est amenée à pas de loups et à la première seconde d’inattention elle a enlevé le manteau, l’a porté dans la grotte centrale des voleurs, le vestiaire, on ne retrouve à la place de son manteau qu’un petit bout de papier portant un numéro, dont la signification a à peu près la même portée que l’odieux avertissement de la "main noire" – votre manteau se trouve en notre possession et nous ne le restituerons qu’après paiement d’une rançon de trente ou quarante fillérs, et si vous ne vous manifestez pas dans les trois jours, nous fusillerons le manteau.

Je vous communique le résultat de mes savants calculs.

J’ai calculé qu’en quatre ans j’ai dépensé en frais de vestiaire deux fois le prix d’achat de mon manteau.

J’aurais fait une meilleure affaire en refusant de payer la première rançon du vestiaire, de leur laisser mon manteau, et de le remplacer par un nouveau.

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Suite du recueil