Frigyes
Karinthy : "Trucages"
Surtout ne cherchez pas À convaincre votre femme[1]
Ne cherchez pas à convaincre votre
lemme, car la femme a toujours raison et plus tard, vous aurez honte de
reconnaître que, voilà, c'est bien comme elle l'a dit, cette sotte
et non pas comme vous l’avez affirmé.
Voyez-vous, mon ami Lipi
aussi s’est fourré le doigt dans l’œil, pourtant Lipi est vraiment un homme intelligent, un grand
mathématicien, son nom est connu même des académiciens de
Paris – cependant, il a eu le tort d'oublier sur son bureau le livre le
plus récent de géométrie, lequel a fait une si grande
sensation dans le monde scientifique, il a eu tort, dis-je, car voilà qu‘il
rentre spécialement pour s'y mettre et il voit, étonné,
que les premières et dernières pages du livre sont coupées
et il demande alors à sa femme qui a coupé ces pages et si oui,
pourquoi pas toutes – c’est moi qui l'ai fait, répond sa
femme, je t’assure que le début est assez ennuyeux, je ne vois pas
pourquoi on en fait une si grande affaire ; toi-même, l'autre jour,
tu en as parlé avec ravissement à König :
ça devait être un livre extraordinaire d'après ce que tu en
en avais lu chez les critiques – eh bien, tu ferais mieux de ne pas le
lire, je te jure qu‘il n'a rien d’extraordinaire, on l'a
gonflé – ma parole, le dernier roman de Guido da Verona[2], Les Cœurs Blessés est bien
meilleur et plus original. Sur quoi Lipi se frappe la
tête, quelle femme stupide, dit-il, tu es devenue folle ? Mais c'est
un livre scientifique de la haute sphère des mathématiques
qu'est-ce que tu racontes ici, avec ton roman, ennuyeux, ou intéressant,
avec ton Guido da Verona, et pourquoi en as-tu
coupé les dernières pages ? Eh bien, répond la femme,
parce que j’étais curieuse de savoir ce qui se passerait à
la fin, s’ils se retrouvaient, heureux, alors tu peux me croire,
c’est comme les autres, tout pareil, qu'est-ce que c’est que
ça, de la haute sphère, laisse tomber ; crois-moi, cela non
plus ne vise a rien d'autre que de flatter le goût du public, comme les
autres, une sorte de happy end, de dénouement heureux – je ne veux
pas te gâcher d’avance ton plaisir, alors je ne te dis que
ça, qu’ils se retrouvent, si tu veux savoir, heureux à la
fin, oui, tout comme ça se passe dans les romans de Verona
et de Courts-Mahler[3] !
Alors Lipi est
pris d'un fou rire ; mais tu es complètement folle, femme
stupide ! Qui sera heureux ? Tu as donc lu cela comme une histoire
d'amour ?
Et la femme, blessée : tiens,
voilà, tu n'as qu’à le lire, si tu ne me crois pas mais
oui, ils se retrouvent, heureux, ces deux "parallèles" dont on
parle ici, au début. AB et BC qui auraient tant aimé se
rencontrer, surtout BC qui a ce truc de variable (pour sûr qu’il
est question d'un de ses anciens galants, cela, je ne l'ai pas encore lu)
– alors c’est écrit ici que oui, ces deux se rencontrent et
se coupent, malgré les intrigues de Farkas
Bolyai et de Poincaré[4] qui affirment qu‘il ne leur est pas
permis de se rencontrer.
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