Frigyes Karinthy : "Trucages"
Les Habsbourg
La chose n’est pas encore tout à
fait certaine, soyons prudents en la matière, pour le moment, ne nous
engageons pas trop tôt par quelque déclaration
précipitée, cela pourrait se retourner contre nous, cela s’est
déjà vu.
En tout cas c’est
caractéristique.
On ne sait pas pour qui. Pour celui qui
l’affirme, ou pour celui dont
on l’affirme.
On tient déjà le coupable. La
police recherche encore la victime.
Mais s’il s’avère…
Le coupable, un chercheur allemand
quelconque, a commis son crime en prétendant que… euh…
Comment dire cela. La chose est
délicate.
Il s’agit en effet des Habsbourg. Pas
de l’un ou l’autre des Habsbourg en personne, mais de la famille
dans sa globalité.
Moi, je ne suis ni légitimiste ni
républicain, ou plutôt, je ne suis encore ni l’un ni
l’autre, je verrai, j’attends d’y voir plus clair, je le
dirai après avoir vu si les autres… euh… ce n’est pas
que je ne serais pas un homme courageux, résolu, qui déclare son
opinion indépendamment de la foule – allons, allons, il ne
s’agit pas de ça, simplement, momentanément je n’ai
pas le temps de formuler une opinion, je suis trop occupé.
Au demeurant il ne s’agit pas de
ça.
Il s’agit plutôt de ce
que… euh…
Comment vous expliquer. Bref, ce savant
historien prétend que…
Que, en ce qui concerne l’origine de
la famille des Habsbourg, eh bien…
Eh oui…
Comment ?
Que quoi ?
Oui, oui. Vous avez mis dans le mille. Mais
si, c’est sûr, vous êtes tombé juste, oui, il
s’agit bien de… Je vois que vous l’avez compris, à
votre façon de vous frapper le front, ahuri et disant "ça
alors !".
N’est-ce pas que c’est
intéressant ? Qui l’aurait cru ?
Moi, je ne conteste pas que ce soit
possible. Je ne fais que transmettre la chose telle que je l’ai entendue
dire, ou plutôt je l’ai lue, je la transmets, sans commentaire
– en société, j’invite des personnes un peu à
part, je regarde sournoisement de biais et je chuchote doucement, entre les
dents : savez-vous ce que j’ai entendu dire ? Que ces Habsbourg…
Tout au moins leurs ancêtres… étaient… euh… ils
étaient…
Que dites-vous là ? Non, mais
vraiment ?! C’est fantastique !
Mais – ne le dites à
personne ! - Je me doutais de quelque chose.
Vous savez, le parvenu que j’ai
toujours senti en eux, tant que leurs affaires étaient
florissantes… Non mais, ils n’ont pas hésité à
porter la couronne…
Ensuite, cette modestie suspecte, cette
introversion, quand les choses n’allaient plus aussi bien… Moi, je
ne dis rien…
Mais écoutez, on aurait dû y
penser dès le début. Déjà leur nom !
Ce n’est pas un nom hongrois bien de
chez nous, hein ! Pourquoi ne s’appellent-ils pas par exemple Havas
ou Hámor ?
Et puis cette grande connivence
familiale ! Et cette nature aventureuse ! Et cet amour bourgeois de
l’ordre ! Et puis ils étaient tellement blonds ! Et ils
étaient si bruns ! Et ils étaient si
téméraires ! Et ils étaient si prudents ! Et ce
nez arqué, aquilin, si caractéristique ! Et ce nez court et
droit si caractéristique !
C’est évident ! Comment
ne m’en suis-je pas aperçu ?