Frigyes Karinthy :  "Trucages"

 

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Jumeaux[1]

 

Pour l’histoire qui suit je dépose un strict copyright, puisque mon flair me dit qu’elle cache la potentialité d’un roman de première importance, ou plutôt un drame, ou plutôt un film, ou plutôt un sujet d’opérette, et on pourrait même la réutiliser avec bonheur dans la publicité.

Voilà, un jeune homme fait la connaissance d’une jeune fille. Elle est charmante, directe, souriante. Il a le coup de foudre. Après la séparation il ne pense qu’à elle, il attend la rencontre suivante. Il n’en peut plus, il va la voir. Elle l’accueille tièdement, et de toute façon il la trouve très changée. Elle n’est ni charmante, ni directe, ni souriante, plutôt sarcastique et désagréable. Il perd ses illusions, retourne chez lui le nez long.

Un jour il la croise dans la rue. Il ose à peine l’approcher, mais oh miracle, c’est elle qui l’aborde, et quelques minutes suffisent pour constater qu’elle est redevenue charmante, ravissante et délicieuse comme la première fois. Il en tombe vraiment amoureux et décide de l’épouser.

Et cela continuera de la même façon. Elle est tantôt insupportable, antipathique, tantôt toute douceur, charmante, engageante. Le jeune homme se sent devenir fou, il ne sait plus quoi faire. Un jour il songe au suicide, un autre il est envahi des plus beaux espoirs, jusqu’à ce qu’enfin se révèle la clé mystérieuse du secret de la solution.

Je vois mon lecteur qui fait un geste de mépris (après avoir lu le titre de ma nouvelle, ce n’est pas une performance), ouais, ouais, ne te fatigue pas, dit-il, je me doute bien qu’il ne s’agissait pas d’une jeune fille, mais de deux, de jumelles. C’était ça, l’idée choc ? se demande le lecteur, ça a déjà souvent été écrit ou adapté, dans des versions diverses, pas de quoi en faire un plat.

Ah oui ? Vraiment ?

Eh bien je demande modestement à mon lecteur de m’expliquer pourquoi la gémellité, l’existence de deux jeunes filles, pourquoi ne s’est-elle pas révélée dès le début ? D’autant plus que la seconde jeune fille, la désagréable, ne pouvait pas connaître le jeune homme puisqu’elle le voyait pour la première fois, seule sa sœur le connaissait, comment a-t-elle pu ne pas le lui dire, comment a-t-elle pu dissimuler sa surprise d’être saluée comme une connaissance ?

Vous voyez !

Ne vous cassez pas la tête.

L’explication est toute simple.

Imaginez que le jeune homme en question avait aussi un frère jumeau. Et c’est son jumeau qu’a rencontré la jumelle numéro deux, avant que la jumelle numéro un ne fasse sa connaissance, ou plutôt au moment où le jumeau numéro un faisait la connaissance de la jumelle numéro deux, il est donc facile de comprendre que la jumelle numéro deux pensait du jumeau numéro deux qu’il s’agissait du jumeau numéro un dont elle avait fait la connaissance, alors qu’en réalité c’est l’autre jumeau qui avait fait la connaissance de sa sœur, la jumelle numéro un.

Je maintiens donc mon droit au copyright envers les théâtres, les productions cinématographiques, les éditeurs, les adaptateurs, ainsi que l’asile de fous de Lipótmező.

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Suite du recueil

 



[1] Le thème est semblable à celui de la nouvelle "Achevez la nouvelle", paru dans la presse en 1926.