Frigyes Karinthy :  "Trucages"

 

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dragon À sept tÊtes

 

Va et affronte pour moi en duel le dragon à sept têtes, me dit l’élue de mon cœur.

Volontiers, ai-je répondu, si cela peut vous rendre service.

Mais où vais-je le trouver ?

L’agent de la circulation n’en avait pas la moindre idée.

Un de mes collègues, responsable de la "Rubrique enfants" d’un quotidien, m’a orienté sur mon cher vieil ami Béla Paulini[1], il est expert dans ces trucs folkloriques.

Béla s’est gratté la tête, s’est excusé, il paraissait gêné, il avait perdu le contact avec lui depuis longtemps : que je me renseigne plutôt du côté des unions sportives, Attila Petschauer[2], l’escrimeur, saurait peut-être quelque chose.

J’ai fini par le trouver à l’Opéra (le dragon), dans le hangar des accessoires, où on l’avait complètement oublié, depuis qu’on joue Siegfried sans dragon.

Couvert de poussière, malade, il traînait dans un coin obscur, une de ses têtes toussait, une deuxième pleurait, une troisième s’exerçait à attraper une mouche, il laissait une quatrième pencher tristement. Les trois autres têtes dormaient.

En me voyant il se redressa, se mit à crier de loin, pitoyablement.

- Que voulez-vous de moi ? Me vaincre ? C’est votre chérie qui vous envoie, n’est-ce pas ? Pour me couper mes sept têtes, n’est-ce pas ? Alors tenez, ne vous fatiguez pas, elles sont là toutes les sept, tranchez-les, je vous prête même mon couteau, ou préférez-vous un coupe-cigares ? Coupez-les, finissons-en, elles sont à toi !

Je l’ai regardé, soupçonneux.

- Bien, bien, nous connaissons la musique. J’en coupe une, trois autres poussent à la place.

Il hocha une de ses têtes.

- Tout ça c’est Hercules qui l’a prétendu quand j’ai joué à Lerne comme Hydre. Pas un mot de vrai.

- Mais alors, dis-je, troublé, je ne comprends pas…

Il s’écria de trois têtes en même temps :

- Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? Croyez-vous que c’est une vie ? J’aurais dix-huit têtes que je ne pourrais pas la supporter cette vie. Que me veut-on ? Qu’on me tranche mes têtes, qu’on les ramasse comme des figures du jeu d’échecs, ou qu’on les secoue comme les pommes du pommier, mais qu’on me laisse crever tranquille.

- Bref, vous ne voulez pas vous battre ?

- Non, hurla-t-il, assez ! Dites-moi, vous est-il arrivé de lire des contes populaires, ou des légendes, de Siegfried à nos jours, dans lesquelles on ne m’aurait pas vaincu ? Il n’y a pas un apprenti cordonnier ou un poète phtisique qui ne me vaincra pas à la fin de l’histoire. Pourquoi me fatiguer ? J’en ai assez.

Les trois têtes qui somnolaient s’éveillèrent.

- Ne crie pas ! – pleurnichèrent-elles en chœur avant de se rendormir.

Des larmes me vinrent aux yeux. J’ai filé à l’anglaise.

Je refuse de le combattre.

Au pire, l’élue de mon cœur me quittera. Ou elle m’enverra plutôt au bureau des impôts.

 

Suite du recueil

 



[1] Béla Paulini (1881-1945). Écrivain hongrois, auteur de livres de contes.

[2] Attila Petschauer (1904-1943). Journaliste et escrimeur hongrois.  Médaille d’or par équipe aux Jeux Omympiques d’Amsterdam en 1928 et de Los-Angelès en 1932.