Frigyes Karinthy : "Trucages"
Höfer le cÉleste
C’est ainsi que
je le nomme, moi, fils de la génération
d’aujourd’hui, qui me souvient encore bien de Höfer
le terrestre. Höfer le terrestre a écrit
les comptes rendus quotidiens de la guerre durant quatre ans, et nous
déplacions les petits drapeaux sur notre carte des opérations
avec une sainte horreur, sous Przemyśl[1] et au-dessus de Przemyśl, selon que
nos troupes avançaient ou reculaient.
La prise de
Belgrade fut une grande joie, malheureusement très peu de jours plus
tard Przemyśl est tombé, et Höfer a
été obligé de l’annoncer aussi. Alors il l’a
annoncé, mais pour que son communiqué ne soit pas
complètement noir, pour qu’il contienne aussi un trait optimiste,
il a collé à la fin ces quelques mots devenus depuis un dicton
répété partout : « Mais il y a en
contrepartie la prise de Belgrade ».
La phrase est
souvent citée, pour adoucir un échec d’aujourd’hui
par un succès d’avant-hier.
Alors, face au
Höfer ancien, je baptise dans les
présentes lignes du nom de Höfer le
céleste cet opérateur anonyme qui diffuse au jour le jour un
rapport météorologique.
Höfer le céleste, installé sur son
trône à Ó-Gyalla ou sur la
Colline des Souabes à Buda, communique en tant que général
responsable de l’Institut Météorologique des
rapports et des prévisions.
Une campagne
jamais cessante se déroule entre des forces militaires incommensurables
de rafales de vent et de cumulonimbus, vagues de chaleur et de froid, masses
d’air et charges électriques : c’est tantôt les
uns qui repoussent les autres, tantôt c’est l’autre qui prend
le dessus. Et Höfer le céleste se tient
inébranlablement à son poste et fait son rapport à
l’instar de l’ancien qui devait annoncer : « Des
forces ennemies venues de l’Est s’ouvrent une
brèche », « une dépression s’approche
depuis l’ouest : il faut s’attendre à une chute de
température ».
Je ne
l’ai jamais rencontré, je ne lui rendrai pas visite, je
préfère garder cette image fictive superficielle de le voir assis
quelque part, en bordure de la stratosphère, devant sa petite cabane
hospitalière, il fume et attend les informations radio captées de
toutes les parties du monde.
Il porte des
vêtements civils ordinaires, tout au plus une cravate vert pâle
rappelle discrètement son ancêtre et prédécesseur
dans son office dont il est devenu le proconsul. Il reste assis et centralise
les communiqués des points éloignés du Grand Champ de
Bataille. Une fois qu’il les a additionnés, il devient Höfer le céleste : « Une grosse
averse traversera Budapest demain – mais il y a en contrepartie la grande
chaleur qui se poursuit en Amérique du Sud. »
Puis il rentre
chez lui, à sa fidèle épouse qui lui demande s’ils
peuvent envisager une excursion le lendemain, il répond par des
haussements d’épaules. Il s’approche de l’armoire, il
prend le bocal à confiture qui s’y trouve, il y jette un coup
d’œil et voyant que la grenouille se plaît en haut de sa
petite échelle, il déclare avec optimisme :
« prépare le pique-nique ma chérie, on fera une belle
excursion. ».
Hofer
[1] Ville du sud-est de la Pologne. Très long siège
(septembre 1914-mars 1915). Sévère défaite de
l’Autriche-Hongrie.