Frigyes Karinthy : "Trucages"
mon bureau des brevets
Au fond de mon âme j’ai toujours
été persuadé que je serais un inventeur génial si
on me laissait faire.
Par-dessus le marché, très
différent des anciens. La vieille école : Stephenson, Bell,
Edison, Marconi, ce n’est pas ma tasse de thé. Ils travaillaient
selon une recette établie – analyse et synthèse, solutions
d’objectifs pratiques. Moi je suis une autre voie, une voie
différente – j’ai inventé une nouvelle orientation
des tâches et des contenus de l’invention.
Comment me faire comprendre ?
Cette nouvelle école
d’innovation dont, comprenez, j’aurai été le premier
apôtre, considère les inventions comme gratuites, elle ne
répond pas à des demandes ni à de bas critères utilitaires.
Je pourrais l’appeler tendance impressionniste ou artisitco-individuelle
de l’innovation : en tous cas elle met en œuvre des principes
nouveaux.
À quoi bon l’expliquer, un
exemple va bien mieux vous éclairer.
Mon idéal et maître à
penser est cet être enthousiaste, un de mes prédécesseurs
(au demeurant, je fais remarquer qu’il est mort dans une grande
pauvreté, et qu’il n’est toujours pas reconnu par la
postérité ingrate et incompréhensive), qui a inventé
le cor au pied artificiel qui fait
aussi mal que le vrai.
Il n’a jamais eu assez d’argent
pour fabriquer un modèle de son invention : il a fait des
kilomètres de démarche et il portait de minables vrais cors au
pied originaux, même le jour où ses cors au pied ont fini de
sonner.
Bon, voilà, peut-être
m’avez-vous compris.
Dans ce qui suit j’ai l’honneur
de mettre à la disposition de mes rares adeptes quelques-unes de mes
idées originales, naturellement sous la stricte réserve du
copyright et de l’antériorité des brevets ;
d’une part avec l’objectif qu’ils préparent les
prototypes, d’autre part afin de les inciter à inventer
d’autres innovations de même nature.
À savoir :
1. Sourdine
de réveille-matin, qu’on ajoute directement avant de
s’endormir sur le réveille-matin déjà
remonté. Le matin, quand le réveil se met à sonner, cette
disposition assourdit totalement ou partiellement la sonnerie qui
dérange désagréablement le propriétaire du
réveil dans ses plus beaux rêves.
2. Lampe
électrique clignotante anti-lecture. Elle aurait vocation
d’enrayer la mauvaise habitude de lire au lit : la lampe, une fois
allumée, se met à clignoter, rendant toute lecture impossible.
3. Porte-plume
gourde. Sur un petit dévissage il en coule du marc, ou, pour les
antialcooliques, de l’eau tiède pure. Une petite ampoule
électrique s’allume en même temps au bout du porte-plume,
avec alarme rouge et thermomètre, pour personnes en transit.
4. Thermomètre
et boussole invisibles. La colonne de mercure du thermomètre monte
et descend dans un tube métallique non transparent – le malade
fiévreux ne peut pas voir à combien s’élève
sa fièvre, il ne prend pas peur, et par conséquent son
état général reste plus détendu, facilitant sa
guérison (le médecin est autorisé à utiliser un
thermomètre ordinaire, sous l’autre aisselle). Selon le même
principe : boussole à couvercle métallique soudé,
recommandé pour globe-trotters et touristes, pour qui les points
cardinaux n’ont aucune importance.
5. Peinture
pour calcaire de chaudière. Substance chimique adéquate qui,
mélangée à l’eau utilisée dans les
chaudières à vapeur, teint les résidus calcaires en rouge,
bleu, vert ou éventuellement mauve.
6. Fausse
barbe à raser. Indispensable aux détectives. La fausse barbe
peut être rasée en quelques minutes. Naturellement la toile sur
laquelle la barbe est montée, doit être bien collée au
menton, pour qu’elle ne puisse pas être arrachée pendant
qu’on se rase.
7. Penderie
à socle double. L’armoire possède également
quatre pieds sur son toit. Le jour où trop de poussière
s’est accumulée en haut, inutile de l’épousseter, il
suffit de retourner le meuble et la poussière tombera
d’elle-même. (Veiller à ne pas entreposer d’objets en
verre à l’intérieur.)
8. Bouton
à chapeau. Deux boutons au bord du chapeau. Le chapeau une fois
ôté peut se refermer par les deux boutons du bord. Éventuellement
fermé à clé, dans le même but, la clé de la
serrure mise dans sa poche. Dans le cas des hauts-de-forme, afin de ne pas les
abîmer au pliage, appliquer une chaînette en argent pour relier les
deux boutons.
9. Appareil
automatique. Mécanisme simple sur lequel, si on actionne un bouton
en haut, un autre bouton sort sur le côté, que l’on peut
également actionner.
10. Bain de pieds d’avertissement. Une cuvette destinée
expressément au lavement des pieds, avec eau et porte-savon. À
placer à proximité du coffre-fort de façon telle que le
cambrioleur le remarque. S’il a l’idée de prendre un bain de
pieds après le travail, la cuvette se met à sonner et alarme