Frigyes Karinthy :  "Trucages"

 

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Épistolier amoureux 1934[1]

 

Cher Destinataire,

En réponse à vos estimables lignes parvenues le dix du mois en cours, oh, pardonnez ma distraction, chère Madame, oh pardon, ma chère et unique Vera, tu vois, tu vois, je t’ai bien dit, ma chérie, c’est pourquoi je suis méfiant à l’égard de toute correspondance, que vous préconisez tant, alors qu’en possession du formulaire de paiement à tempérament obtenu le mois dernier… eh bien, voilà ! Je me suis encore fait piéger, et je n’ai même plus le temps de recommencer ma lettre, ou au moins biffer les mentions inutiles, je dois expédier le courrier d’ici une heure, sinon je rate la levée, alors je veux seulement t’écrire à toute vitesse, petit lapin blanc que tu es pour moi, sois gentille et biffe toi-même les expressions commerciales qui se seraient glissées dans ma présente lettre, dont la mensualité s’élève à… oh, encore, écoute Philippe, tu vois comme je suis pressé, j’ai tapé jusqu’ici trente-deux rappels, celui-ci étant le trente-troisième, et il m’en reste une bonne vingtaine d’autres, alors je ne peux répondre que très brièvement à ta petite carte rose parfumée, sur laquelle il n’y a qu’un point d’interrogation et un point d’exclamation, quel parfum suave et que c’est original ! Et comme tu arrives à t’exprimer de façon concise, car je sais parfaitement ce que signifient le point d’interrogation et le point d’exclamation, ils représentent ce que nous nous sommes dit le soir au bord du Danube, que tu es heureuse et que tu m’aimes, et que tu serais contente de tout, la seule chose qui te manque est que tu n’as encore jamais reçu de lettre de moi, une lettre d’amour, une vraie lettre d’amour, comme tu l’as rêvée quand tu étais jeune fille, une de celles que l’on conserve et que l’on attache avec un ruban bleu, et que l’on cache dans son armoire à linge, derrière les serviettes de table, pour que maman, ou dans notre cas plutôt ton imbécile de mari ne la trouve pas – une véritable lettre d’amour, toutes tes amies en ont déjà reçu toute une charrette, toi seule n’en as pas encore, mon lapin, justement toi dont je n’arrête pas d’affirmer que tu dois être la plus heureuse parmi tes amies, plus heureuse même qu’Olga, car aucune n’est autant aimée par son amant, oui, je maintiens que même Rezső n’aime pas autant Vanda que je t’aime toi – et malgré le fait que j’affirme cela sur ton compte, je ne t’ai jamais encore écrit de lettre d’amour, ce qui est tout de même pure insolence et muflerie de ma part, parce que tu es bien placée pour savoir que je sais écrire des lettres d’amour, bon, bon, laissons cette histoire avec Lili, que tu as lue de tes propres yeux – mais je ne vais quand même pas nier que j’ai aussi écrit des poèmes quand j’étais plus jeune, alors est-ce que ma main se briserait huit fois par semaine si j’écrivais une ou deux malheureuses lettres d’amour ? Alors mon Eszter chérie, là tout de suite je suis très pressé, je veux seulement te dire que tu as raison, mais tu sais quoi ? J’ai une bonne idée : regarde, ma Róza, c’est toi qui sais quelle sorte de lettre d’amour tu aimerais recevoir de moi, je suis submergé de travail, alors que toi tu as du temps, tu n’as qu’à les écrire toi-même, et me les envoyer pour signature les mercredis, jour de clôture des comptes, en quantité suffisante pour une semaine, je te les renverrai signées par retour du courrier, dans cet espoir je vous prie d’agréer mon respect confraternel, dans l’attente de satisfaire vos très estimables commandes.

 

Suite du recueil

 



[1] Texte très proche d’un autre paru dans la presse en 1938, intitulé "Lettre d’amour"